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Une image vaut mille riffs
Zéa Beaulieu-April

J’étais l’une de ces adolescentes qui écoutaient du Bérurier noir en boucle, ne rataient aucun festival au «Petit Pav» de Rimouski et rêvaient d’une histoire d’amour avec un bum aux jeans troués. En lisant Musique, le premier recueil de Stéfanie Tremblay, j’ai été rattrapée par ma nostalgie, mais pas seulement celle de mon adolesence. Si, comme moi, vous collectionnez les zines depuis le début des années 2010, vous attendiez probablement ce moment : un livre entier de Stéfanie Requin Tremblay. Attendiez ou redoutiez, car la reine des zines collages/poésie devrait être en mesure de faire briller pleinement son travail dans un recueil de poésie de forme plus traditionnelle. Je me demandais si le choix d’exclure tout ce qui n’est pas du texte nous priverait du caractère unique de ses créations, ou si une conception du livre laissant un espace pour le visuel arriverait à soutenir l’intérêt dans un format livre.

            Musique contient trois suites : «Trou», «Longs jeux» et «Amour». «Longs jeux» passe de poèmes sur pages blanches, à photographies sur pages roses. Ces archives photographiques de Tremblay prolongent en images l’univers du recueil, la scène punk rock de Jonquière du début des années 2000 que l’autrice fréquentait à l’adolescence. La photocopie d’un poème écrit le 27 juin 1999 annonce le projet en introduction : «C’est moi. / La quêteuse de clope. / La quêteuse de muffins top, / le muffin top, / la top quêteuse de p’tites queues». Cette quêteuse sera la voix des pages de Musique.

            La scène punk (un boy’s club, s’il en est un) n’est pas facilement accessible pour l’adolescente : «on parle de moi comme d’une sale groupie / cachée derrière un kodak jetable / une groupie jetable / cachée derrière une image sale». La photographie devient rapidement un moyen pour développer sa voix d’artiste, « l’appareil argentique est une révélation». À défaut de permettre à l’autrice de se faire entendre par son milieu, les poèmes sont traversés par son besoin de se raconter : «dans ma banlieue résidentielle, j’organise / une conférence de presse pour annoncer / que chaque jour je vieillis un peu». L’adolescente collige des artéfacts intensément et émotivement, une activité qui garde son esprit rebelle occupé : «de ma chambre noire / je ne fugue pas / archiver / prendre soin», «classer / conserver / aimer / regarder». De manière obsessive, même quand «aucune photo ne cicatrise l’événement», elle «capture les souvenirs / d’un clin d’œil dans [sa] tête».

            Elle entretient d’ailleurs sa relation à l’univers punk en partie grâce aux photos des autres : «Les femmes que j’admire sont éternelles parce que leur musique matérielle découpe leur corps dans les magazines de rock. Dans ma chambre, un collage forme une ta- pisserie d’yeux noirs qui me fixent et me donnent chaque matin la force de sortir du lit». Tremblay n’y voit pas que des corps figés, les images débordent d’elles-mêmes, grâce à la musique et à l’imaginaire de l’adolescente qui s’y reconnaît. Si des photos permettent à ces femmes d’exister jusque sur les murs de sa chambre, peut-être a-t-elle les moyens de créer une version du milieu punk où elle a sa place. Le besoin d’intégrer cette scène locale devient une envie de l’ingérer, comme un Pac-Man : «j’avale le son, les micros, les amplis, jusqu’à me faire exploser le déluge enfin». C’est toute l’intensité adolescente qui est donnée à lire, une violence qui passe par l’exploration d’une esthétique, car « rien n’est plus sincère / que cet amour pour les têtes de mort ». Au final, ce défoulement comble réellement un vide inté- rieur : «je ne sais plus faire la différence entre le drame des autres et ma joie de vivre».

            Le DIY, essentiel pour ce réseau, attire les jeunes à la re- cherche de leur identité : «dans un collage de vêtements des autres / les imprimés hurlent à ma place / sérigraphient mes amitiés ». Morceau par morceau (de vêtement), l’adolescente tente de s’approcher d’un univers qui la dépasse : « il y a un punk dans une ruelle / il nous attend / il vend son perfecto de cuir / le logo des Misfits fait à la main / je suis amoureuse / j’ai peur / ma mère m’accompagne jusqu’au bout // c’est elle qui paie». Les parents ne sont pas exclus du récit, la mère, surtout, n’est jamais très loin, préparant un «bouillon de poulet pour l’âme / sans ail / sans high» «pour éponger les souffrances».

            Prendre soin est un rôle qui revient aux filles du réseau, peut- être le seul rôle où elles sont bien vues. Elles créent une manière de soigner à la punk, taillent les cheveux de leurs amoureux, découpent leurs jeans, transportent leurs instruments, les accompagnent dans leurs lendemains de brosse : «profession : cheerleader / je sais faire oui oui de la tête // princesse de la tambourine / immobile sur le banc des punitions / j’étouffe // headbanger / bobblehead / mes encouragements / sont une vocation / pour tous les bands de rock». En retour, elles profitent des mosh pits, «de cette petite guerre d’amour pour [se] frotter au pied-main-bouche des garçons en sueur et respirer l’odeur de lessive maternelle et de sexes nouveaux telle une immense soupe de bites et de joie».

            En région, et je suis bien placée pour l’affirmer, la musique remplit un vide, elle est essentielle pour étouffer l’ennui. L’ennui est littéralement un personnage du recueil. Il prend la parole à quelques reprises, annoncé par la formule «l’ennui dit : ». Et que dit l’ennui ? Qu’il «cherche une famille de [son] âge / ne voulant pas mourir», que c’est «doux la drogue à vomir», qu’il «porte : / une intoxication». Cette drogue est un autre personnage récurrent : «après chaque overdose / je regarde Trainspotting en boucle // les acteurs sont mes amis». Le soutien des parents et de la communauté ne pourra empêcher tous leurs ravages.

            Il semble que cet amour, cette rage, cette jeunesse ne pourront pas durer : «moi qui pensais que le rock c’était un truc pour perdre de l’argent que tout le monde y participerait avec son cœur et que ça durerait toujours crier et tourner en rond», «que mes amis et moi on habiterait dans une communauté de conteneurs […] et qu’on avorterait de tous nos enfants qu’on organiserait des concerts pour le social». Spoiler alert, les enfants n’ont pas été avortés et la plupart des punks qui entouraient la poète se sont lentement retirés de la scène.

À défaut de pouvoir arrêter le temps et conserver son réseau, Tremblay était là pour en garder la trace en photos et en mots, dans une langue simple, crue, vivante et sans tabou : cohérente avec l’es- thétique punk. Nous revivons chaque moment de cette intensité à travers les énumérations : «Le cancer de l’excitation, les idées de sexe, l’adrénaline, la petite envie de chier, les cadres laminés, les frites, les punks, leurs chiens, le Zellers est fermé, les stores vénitiens, les draps léopard aussi, ce motif violent qui se retrouve sur les lits de tous les gars du monde». Musique est un recueil d’images qui valent bien mille riffs de guitare. Je me réjouis de la rumeur d’une suite.