Une porte s’ouvre et se ferme. Quelqu’un entre ou sort, ce n’est pas clair. Ce pourrait être un miroir – un miroir qui ne se traverse pas, mais qu’on peut renverser de telle façon qu’il emporte le reflet qu’il devait nous rendre. Rien n’est simple. Les images qui me viennent en tête au moment d’ouvrir ce numéro sont sibyllines, si ce n’est carrément opaques. Comme toujours, en pareille circonstance, je fais confiance à l’écriture. J’essaie de les éclairer, ou de les dégager. Je les écoute.
Au cours des dernières années, il m’est arrivé à quelques reprises de prétendre que la poésie pouvait dire une chose et son contraire en même temps. La première fois, je crois que c’était autour des poèmes de Carole David. Je pensais à l’ouverture de L’année de ma disparition, un des plus beaux livres de poésie parus au Québec dans le siècle nouveau.
Au début, la voix commence : « Je viens de t’abattre à la sortie du motel. » C’est un vers d’une telle assurance qu’on ne sait plus qui dit « je », ni qui est ce « tu » auquel on s’adresse. Le décor est précis, la violence, implacable, et pourtant c’est une sorte de délivrance que je sens. À la fin du poème, quelque chose s’ouvre : « Quelqu’un me prend à la gorge / pour me monter au ciel. » Un corps abattu tombe au sol ou monte au ciel, comment savoir ? Le poème est un lieu non pas réversible mais extensible. Les fantômes sont lourds et légers. On peut apparaître et disparaître en même temps. Carole David m’a appris cela. La poésie m’a appris cela.
J’écris ces mots et je tombe sur un livre de Liliane Giraudon, Sade épouse Sade, dont on annonce la parution en France ces jours-ci. J’en lis quelques pages en ligne : « Un écrivain qui n’apprend rien aux écrivains n’apprend rien à personne. » Peut-être. Je trouve la formule un peu dogmatique, mais il est vrai que je reste souvent étranger aux livres qui ne m’apprennent rien.
Écrire un poème, c’est confier au langage quelque chose qu’il donnera en retour à quelqu’un d’autre. En cela, sans doute, le poème est réversible, et une revue est l’un des lieux où il vient se retourner sur lui-même avant d’aller vers le monde pour donner à vivre et à penser.
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Il me faut ici ouvrir une parenthèse pour vous dire au revoir. Car ce numéro est le dernier auquel j’aurai collaboré à titre de directeur littéraire.
Quand je suis arrivé à Estuaire, à l’été 2014, je ne savais pas vraiment ce qu’était une revue. Je ne dis pas cela parce que je le sais maintenant, mais parce que ce n’était pas tout à fait une question que je me posais non plus. J’avais publié quelques textes en revue. J’avais écrit un livre, qui avait permis des rencontres. Mais la question de savoir ce qu’était une revue ne me préoccupait pas vraiment. J’ai compris, depuis, qu’il est essentiel de ne pas savoir exactement ce qu’on fait à l’avance, sans quoi il n’y a plus rien à inventer, comme si tout était déjà déterminé. Il y a dans le travail créateur un abandon à quelque chose qui arrive, à quelque chose qui vient ou survient. Il faut beaucoup de préparation pour que ce soit chaque fois une surprise.
À l’époque, c’est Yannick Renaud, Véronique Cyr et Annie Lafleur qui m’ont proposé de travailler en leur compagnie. Je ne les connaissais pas beaucoup (je ne connaissais personne). J’ai longuement hésité. C’était l’époque de ma thèse. Je lisais beaucoup de poésie française. J’étais plongé dans des questions qui ne semblaient pas trouver d’écho autour de moi. J’avais peur de ne pas me reconnaître dans le projet auquel on me proposait d’œuvrer. J’avais de grandes idées et je ne savais pas quoi en faire. Estuaire avait à mes yeux une histoire longue mais trouée. Je ne connaissais pas très bien la revue. Je m’y étais abonné pendant mes études à l’UQAM, peut-être en 2005 ou en 2006, à une époque où la poésie québécoise se résumait pour moi à quelques œuvres marquantes et à une pile de livres découverts au hasard des librairies.
Cela me semble maintenant bien loin. Cette année, Estuaire fêtera son quarante-cinquième anniversaire. Plusieurs personnes ont œuvré au sein de la revue au fil des années, au fil des décennies. Je ne les connais même pas toutes. Mais si je parle encore aujourd’hui de lacunes ou de failles devant une histoire qui me dépasse, c’est pour revenir enfin sur un événement qui date de mon arrivée. J’hésitais, je l’ai dit, à me joindre au projet. Un conflit venait d’éclater, devant lequel je me sentais déchiré. André Roy était alors directeur littéraire. Il siégeait au comité de rédaction en compagnie de Martine Audet et d’Élise Turcotte : trois poètes dont j’admirais – dont j’admire tou- jours – le travail. À leur invitation, je venais d’ailleurs d’écrire mon premier texte critique, dans lequel je recensais l’étrange Journée des dupes de Philippe Charron. Quelques mois plus tard, Véronique Cyr, qu’on avait invitée à piloter un numéro, me proposait de lui confier quelques poèmes.
Au bout de ce processus, j’ignore ce qui s’est passé exactement, mais un vif désaccord entre le comité de rédaction et le conseil d’administration a poussé Martine Audet, André Roy et Élise Turcotte à démissionner. Yannick Renaud, directeur général d’Estuaire, était au cœur de la tourmente. Tout le monde se faisait des reproches. Je ne savais qu’en penser. Mon premier instinct a été la solidarité envers le comité, qui m’avait fait confiance en m’accueillant à la revue. J’ai voulu retirer mes poèmes. Puis, tout s’est passé vite, Véronique Cyr avait préparé un si beau numéro, j’étais fier d’y participer. J’ai cru qu’il fallait voir plus loin que les conflits personnels, qui finiraient par s’apaiser.
C’est alors que l’invitation de me joindre à la nouvelle équipe est arrivée. Je devais choisir un camp : j’ai fait le choix de la revue, vous l’aurez compris, même si les blessures étaient encore vives. Je ne cherche pas ici à m’expliquer sur cette décision, qui n’a pas été facile à prendre. Si je raconte ceci, c’est que même si les conflits s’éloignent, ils ne disparaissent pas.
L’histoire restera trouée, mais j’aimerais qu’on puisse rétablir une forme de continuité. Car même si je suis heureux des années passées à Estuaire, et fier du travail accompli, la tristesse demeure quant aux conditions de mon arrivée. Et maintenant j’ai envie, tout simplement, de saluer Martine Audet, André Roy et Élise Turcotte, et de leur dire que j’ai beaucoup pensé à leur engagement au fil des dernières années. J’ai la chance aujourd’hui de quitter la revue serei- nement, et je suis désolé de penser qu’il n’en a pas été ainsi de leur côté à l’époque. En ouverture du précédent numéro, je parlais de réparation. Je n’ai pas la prétention de réparer ici grand-chose, mais de reconnaître sans détour leur apport à la revue est la façon la plus honnête que j’ai trouvée de vous dire au revoir.
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Les circonstances de mon départ sont simples et concernent la vie de la famille, du travail et de l’écriture. Il n’y a rien à en dire. J’aurai œuvré très précisément à vingt-cinq numéros. C’est un chiffre bien rond : le moment parfait pour tirer ma révérence et remercier de tout cœur les personnes avec qui il m’a été donné de travailler. En premier lieu, il y a Yannick Renaud, dont j’ai mentionné le nom plus haut en l’associant au tumulte. C’est devenu un collègue précieux : l’exigence qu’il place au cœur du travail en revue a été pour moi une inspiration. Il y a aussi Véronique Cyr et Annie Lafleur, mes deux premières complices. Et enfin, Laurence Olivier et Stéphanie Roussel, avec qui j’ai passé les dernières années au comité de rédaction. J’ai eu beaucoup de chance.
C’est Stéphanie Roussel qui prendra le relais de la direction littéraire. Quand je lui ai proposé de se joindre au comité en 2017, je ne la connaissais pas beaucoup. C’est une intuition qui m’a poussé vers elle. Je la connaissais de nom. Je voyais les projets, l’engagement, la générosité, la rigueur aussi. Ces choses-là se sentent. Surtout, je devinais chez elle le désir d’aller plus loin et de réunir les conditions pour que toutes et tous puissent également aller plus loin. Je me reconnaissais dans ce désir. J’ai pensé que c’était là une qualité merveilleuse, la plus importante, peut-être, pour que la revue continue d’être le lieu d’accueil que j’ai toujours voulu qu’elle soit. J’ai bien vite constaté que je ne m’étais pas trompé. Voilà pourquoi je suis aujourd’hui très fier de vous annoncer qu’elle est désormais la directrice littéraire d’Estuaire.
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Je repense à Carole David. Plus loin, dans L’année de ma disparition, elle écrit : « Je suis à la veille de changer de peau. » C’est une idée radicale, pour ne pas dire impossible. Pourtant, au-delà des gens qui partent ou qui restent, des textes qui changent ou qui ne changent pas, ce qui me frappe, en repensant aux dernières années, c’est l’étonnant potentiel de métamorphose qui fonde l’idée même de revue. On ne change pas de peau d’un numéro à l’autre, et pourtant, chaque livraison est souveraine, importante et fondamentale à sa façon. Pas moins ni plus que la précédente ou la suivante : une revue n’est pas une ligne à suivre, mais un objet de beauté à lire dans tous les sens. Voilà peut-être ce que j’aurai appris de plus important sur ce travail.
Chaque numéro est comme un arrêt sur image au cœur d’un processus qui ne s’arrête jamais : une sorte d’instantané très lent, forcément imparfait et en cela très beau – beau de la beauté des rencontres, du hasard, et de l’engagement. Ainsi en va-t-il de celui-ci, qui est pour moi celui de la fin et pour vous celui d’un autre début.
C’est cela, peut-être, une porte qui se ferme et s’ouvre en même temps.
Merci pour tout !
Michaël Trahan