On a apprivoisé la sexualité comme une vérité unique et parfois violente, qui condamne et étouffe à force de ne pas permettre ce qui la brouille. Une vérité ou une chorégraphie qui meut les corps de sorte à les effacer. On a fait de la sexualité un silence.
Il existe bien quelques mots : anulingus, pénis, clitoris, cuisse, désir, répulsion, baiser, vulve, levrette, pudeur. Ces mots auraient pu exprimer le plaisir que trouvent des corps à s’explorer, seuls ou avec d’autres, mais ils servent, trop souvent, à imposer des verdicts. Identité, mariage, adultère, procréation, viol, tuerie.
La sexualité n’est pas que ce lourd héritage. Elle est tout ce qui lui échappe. Une orgie à la fois, une prise d’hormones à la fois, une relation amoureuse asexuelle à la fois, un orgasme rémunéré à la fois. Dire oui, dire non. Il n’y a rien là d’évident. Dans le documentaire Sans frapper (Alexe Poukine, 2019), portant sur la culture du viol et les traumatismes sexuels, une des personnes interviewées confie n’avoir appris que tardivement à différencier ses désirs de ceux de ses partenaires, une fois devenue travailleur du sexe. Puisque tous les gestes de la relation devaient alors être négociés, régis par un contrat et monétisés, il s’est vu confronté à la question de leur valeur. Dire j’aime, dire je n’aime pas. Et à quel prix, selon qui, dans quelles circonstances.
Ce numéro est mon premier à titre de directrice littéraire. J’aurais souhaité pouvoir dire que je suis heureuse de succéder à Michaël, mais je suis surtout triste qu’il soit parti. Il a su faire d’Estuaire quelque chose qui se rapproche d’une maison : un lieu d’amitié, de rires, de deuils, d’accompagnement, de confidences, malgré les épreuves. Sa capacité d’accueil est remarquable, et, moi, je suis mal à l’aise avec les adieux. En acceptant le poste, j’ai ressenti une crainte qui ne m’est pas coutumière. J’ai l’habitude de m’engager dans mes projets avec confiance, parce qu’ils naissent d’une impulsion naïve. Ce que je retiens des années à travailler auprès de Laurence, de Michaël, d’Annie et de Yannick est trop précieux pour qu’aujourd’hui je puisse cultiver cette naïveté. Je me retrouve face à une chose qui m’était jusqu’alors inconnue : un legs. Je me sens devant un héritage, devant ce désir de poursuivre ce qui est déjà là plutôt que de tout reconstruire ou d’avoir à bricoler à partir de ruines.
Si je parle de legs, c’est aussi que ce numéro résonne en moi avec l’idée de passation. Le sexe n’a jamais été un tabou dans ma famille. Des fellations prodiguées par ma grand-mère, dont elle vantait l’adresse, à la porno gay de mon oncle, la sexualité était chez moi discutée et plurielle : elle n’avait ni orientation sexuelle ni âge. À tous les réveillons de Noël, ma grand-mère se plaisait d’ailleurs à rejouer un vieux monologue, dans lequel elle interprétait une prostituée au début du 20e siècle. Ma mémoire n’a retenu que la fin de la scène, alors que ma grand-mère lève sa robe pour découvrir ses jambes en clamant « C’était ma vie », un sourire discret adressé à mon grand-père. Je doute qu’elle ait exercé elle-même ce métier, mais il est probable que sa mère l’ait fait, elle qui, dans les années 1930, était tombée enceinte hors mariage et dans la quarantaine avancée et, contre les normes sociales de l’époque, avait choisi d’élever seule ma grand-mère, tout en étant ouvrière.
J’ai grandi entourée de travailleur·euses du sexe. Le père de ma sœur, qui est aussi un peu mon père, a œuvré longtemps dans les clubs. Il a été gérant Chez Parée, après avoir été bouncer, DJ et lui-même danseur. Ses blondes et ses amies étaient presque toutes danseuses nues, et je rêvais d’avoir les mêmes talons hauts qu’elles, leur confiance et leur rire. En cachette, j’essayais de reproduire les mouvements de leur corps, parce que c’étaient les seules à l’habiter avec autant d’aisance. Je n’y suis jamais parvenue. À mes dix-huit ans, j’ai demandé au père de ma sœur s’il pouvait me référer pour que je danse à mon tour. Il y a consenti avec naturel, même si finalement je ne m’y suis pas encore essayée : cela nécessiterait que je sois capable de vivre entière dans mon corps et ce corps, je ne sais toujours pas comment le porter. Quoi qu’il en soit, je voulais surtout voir si l’amour qu’il ressent envers les travailleuses du sexe était suffisamment fort pour atteindre celle qu’il considère comme son enfant. Heureusement, il m’aura été permis, à moi comme à toutes ces femmes que j’avais admirées, de faire onduler lentement mon ventre, mes bras et mes jambes autour d’un poteau. Je ne l’ai jamais demandé à ma mère, mais je ne crois pas qu’elle aurait été dérangée par l’idée que je sois danseuse ou escorte. Elle aurait sûrement eu peur, parce qu’elle craint, plus que toute autre chose, la violence des hommes. Cette violence n’est pas le propre de ce travail, mais celui-ci m’aurait-il amenée à la côtoyer davantage par le simple fait de croiser plus d’hommes que derrière mon écran ?
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J’ignore la réponse à cette question. L’été dernier, une fois de plus, des récits d’agressions ont été partagés ; cette fois-ci, beaucoup concernaient le milieu littéraire. Écrire et lire ne protègent pas de grand-chose. Il vaudrait donc peut-être mieux renverser la question et chercher à apprendre auprès des travailleur·euses du sexe comment soigner les blessures.
On ne le clamera jamais assez : ces personnes résistent, à leur corps défendant, contre les violences faites à tous les corps. Leurs métiers sont risqués lorsqu’on les charge de honte et de mépris, lorsqu’on leur oppose le consensus d’une sexualité silencée. Mais ce sont aussi des métiers féconds et potentiellement libérateurs, qui redonnent de l’ampleur aux corps et réinventent le langage du plaisir. Celleux qui les pratiquent conçoivent et enseignent des manières différentes d’accorder les verbes consentir et jouir, exister et partager.
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Pour son cent quatre-vingt-troisième numéro, Estuaire a choisi d’inviter des poètes qui gravitent ou ont gravité autour du travail du sexe à écrire sur le thème des sexualités. S’ajoute à ces suites poétiques une traduction d’Evelyn Lau, réalisée par Daphné B et présentée par Mélodie Nelson. Dans un texte bref mais vaste, Nelson révèle toute l’affection qu’elle ressent envers cette poète époustouflante. J’aimerais souligner la générosité des personnes qui ont pris part à ce numéro. Chacune d’elles nous a soutenues dans sa conception en nous lançant sur de nouvelles pistes, tout en s’informant de comment nous allions. Entre elles, elles se sont encouragées. C’est inestimable.
Enfin, je m’en voudrais de ne pas saluer Chloé Savoie-Bernard, qui rejoint avec ce numéro le comité de rédaction d’Estuaire. Chloé écrit et fait de la recherche. On lui doit notamment quatre livres magnifiques, Royaume scotch tape (l’Hexagone, 2015), Des femmes savantes (Triptyque, 2016), Corps (Triptyque, 2018) et Fastes (l’Hexagone, 2018), une thèse sur la poésie féministe au Québec, bientôt une traduction de Shame on Me de Tessa McWatt (Mémoire d’encrier, 2021) et quelques performances. Comme éditrice et cri- tique, elle porte sur les mots des autres un regard qui est sensible, rempli d’une empathie qui élève, en faisant de chaque faille le lieu d’un apprentissage.
Bonne lecture,
Stéphanie Roussel & le comité de rédaction