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Une branche, une île, une escale
Stéphanie Roussel

La vie nous épuise, ou peut-être que l’épuisement est, en fait, tout ce qui nous empêche de la rejoindre, cette vie. Qui respire ? Je veux dire : qui a une respiration fluide ? La majorité d’entre nous est à bout de souffle, alors que la vie devrait être le mouvement même de ce souffle. Mais ça coince toujours quelque part – dans la cage thoracique, au niveau du larynx, près de la cavité nasale. On ne s’en rend plus compte, les secondes passent, et on est en train de manquer d’air. C’est un constat aussi banal qu’inquiétant : les gens souffrent.

Les listes d’attente pour recevoir des soins en santé mentale s’étirent, tandis que l’horizon de la vie, lui, se rétrécit. Je connais plusieurs personnes qui ont fait une tentative de suicide dans la dernière année, parfois plus d’une. Bientôt, inévitablement, une personne que j’aime mourra. La mort rôde comme une étoile qui guiderait vers nulle part. Peut-être vivez-vous un deuil. Le surlendemain d’Halloween, je rentrais chez moi en métro, tandis qu’une personne s’est jetée devant le train. La vitre s’est brisée, le corps aussi. Du vrai sang s’écoulait sur le plancher du quai et comprimait le cœur du conducteur1. En rentrant chez moi, j’ai allumé deux bougies. Une pour la mort, une pour la guérison, dans l’espoir que la mort cesse d’être un multiple.

La souffrance est une ressource renouvelable. Les gouvernements d’ici et d’ailleurs l’exploitent pour asseoir leur pouvoir, abrutir la dissidence et faire fructifier l’économie. Quand François Legault nie le racisme systémique, dénie – temporairement ou non – les récents acquis des communautés trans, non binaires et intersexes ou diminue l’accès à l’électricité et au logement en n’intervenant pas pour freiner l’augmentation de leurs coûts, il provoque des incendies, que des chroniqueur·euses nourrissent comme d’immenses feux de
haine. La haine, bien plus que la joie, rapporte de l’argent. Elle huile le capitalisme, tandis que la précarité fige les corps meurtris, les assèche. À leur tour, ces corps traumatisés rapportent de l’argent, mais de l’argent, pour survivre, il leur en manque bien souvent. Choisir entre une épicerie et des séances de physiothérapie, la faim ou la douleur chronique ; choisir entre le loyer et des antidépresseurs, une maison ou une maison; choisir entre allumer le chauffage ou une bougie, le froid ou le besoin de réconfort. Pour d’autres, les choix sont encore plus écrasants : un repas, ou un toit pour une nuit, ou de la bière pour supporter la faim et le froid, ou des produits hygiéniques, ou de la colle à chaussure pour réparer ce qui s’effiloche, ou une respiration deux respirations trois respirations. Les frais s’accumulent pour qu’on puisse simplement arriver à mettre un pied devant l’autre. Il faut soigner les blessures, mais elles n’ont jamais le temps de perdre de leur vif.

Dans leurs profonds sillons ne pousse que la fatigue.

Un ami m’écrivait récemment : « Je suis mort. On dirait qu’il n’y a pas de fin à la fatigue ». L’urgence est là, partout, et il y a beau y avoir des néons qui indiquent en lettres rouges SORTIE D’URGENCE, il semble qu’on n’ait pas aménagé de voie de secours derrière la porte. Si on l’ouvre, on tombe ; on se casse le cou. La joie n’est pas un chantier en construction, et le bonheur est privé. On bâtit des autoroutes de détresse, sur lesquelles des véhicules brûlent de l’essence de la maison jusqu’au travail, du travail jusqu’au magasin. Pendant qu’on roule de plus en plus vite, sur de plus en plus d’autoroutes, des flammes ravagent les océans et les forêts. Les terres fertiles deviennent des condos luxueux. Une tomate, un chou, une crise immobilière.

Avez-vous oublié de respirer ? Moi, oui ; de nouveau, mon souffle s’est coincé.

*


Je lisais cette semaine un énième texte s’opposant à l’idée de safe space dans l’enseignement de la littérature. L’auteur imposait à la littérature la fonction de déranger, ou plus précisément de déstabiliser, d’ouvrir une autre fenêtre sur le monde, de reconsidérer nos a priori. Je ne crois pas qu’il ait tort en affirmant cela, même si, selon moi, la littérature a plus d’un horizon. Là où son argumentaire perd toute cohérence à mes yeux, c’est lorsqu’il affirme qu’étant donné que la littérature, par nature, s’appliquerait à déranger l’ordre des perceptions, il serait absurde de la parer de traumavertissements, c’est-à-dire d’annoncer, comme on le fait à la télévision depuis plusieurs décennies, les contenus de nature délicate. Littérature et safe space seraient antinomiques. Dans quelle tranquillité vit-il pour défendre la violence non consensuelle comme une approche nouvelle du monde ? C’est sa quotidienneté. L’irruption d’une agression dans la trame de la vie est ce à quoi beaucoup s’attendent en sortant de leur demeure, et parfois à l’intérieur même de leur demeure. Les insultes, les attaques, les blessures sont une intranquillité si admise qu’une expérience contraire tiendrait plutôt du repos.

La discussion autour des safe spaces évite souvent de nommer ce qui la conduit, presque systématiquement, à un cul-de-sac : le refus obstiné de celleux qui les dénoncent d’admettre leur propre inconfort et leur incapacité à négocier avec ce sentiment d’inconfort. Devant ces espaces qui s’espèrent plus accueillants pour les personnes marginalisées, iels restent sur leurs gardes. Tout d’un coup, dans un monde jusque-là conçu pour leur procurer un sentiment de confort et de sécurité, iels doivent faire attention à des sensibilités différentes des leurs, ce qui les contraint à suspecter dans leurs propres gestes et leurs propres paroles une part (insoupçonnée) de violence. Un transfert de la posture d’alerte, symptomatique de l’hypervigilance, s’opère : les personnes qui n’ont jamais craint de perdre leur emploi, d’être arrêtées arbitrairement par la police, d’être insultées, tabassées ou fusillées à toute heure du jour, sans raison, seulement pour s’être habillées d’une certaine façon, seulement pour s’être exprimées d’une certaine façon, seulement pour avoir aimé ou cru d’une certaine façon, seulement pour avoir eu un corps d’une certaine apparence, avec une certaine mobilité ou une certaine sensibilité, toutes ces personnes pour qui naviguer dans l’espace public n’exigeait aucune vigilance particulière, voilà qu’elles se sentent précisément dérangées, déstabilisées. Mais la littérature n’est-elle pas censée justement reconsidérer l’usage admis du langage ?


D’aucuns voient dans les safe spaces le signe d’une fragilité inquiétante, d’une perte de toute endurance affective et intellectuelle, conséquence d’une habitude prolongée de la sécurité de la ouate. Pourtant, je connais par cœur le danger; la chorégraphie de mon corps qui analyse les moindres risques, qui repère les possibilités de défense ou de fuite. Je connais le danger, mais j’ignore ce que c’est que de se sentir en sécurité au point que la littérature représente le seul moyen d’ébranler ce confort immuable.

Je ne sais pas si j’espère encore ne serait-ce qu’une trêve de danger. Je ne suis sans doute pas la seule : on utilise de plus en plus l’expression « safer space ».


*


Sécurité est, paradoxalement, un mot dont j’ai appris à me méfier. Pour moi, il veut dire « police », « frontière », « surveillance », il veut dire « répression « et « prison ». C’est un mot auquel j’ai de la difficulté à m’identifier. Il m’apparaît inadéquat pour décrire la vie dont je rêve. Je suis consciente que les safe spaces sont d’importants lieux de résistance. Ce ne sont pas des utopies, ce sont des lieux contraints à la lutte ; et c’est pour cela qu’ils récupèrent un vocabulaire associé à la protection et au repli.


Ce sont d’importants lieux de résistance, mais ils ne suffisent pas pour préserver le souffle vulnérable des vies violentées, marginalisées ou appauvries. La fatigue se transmet de génération en génération, et s’amplifie.

Les chants dont nous héritons ne sont pas mélodieux. Ils ont la texture du râle, et le rythme du halètement.

*


Parfois, je dépose un parfum sur mon poignet. L’air devient autrement chargé lorsque je le hume. Je suis où je suis, mais je n’y suis plus en même temps. Un calme étranger teinte ma respiration.


*


Je désire des espaces révolutionnaires : des aires de repos.
Un repos évoquant l’outre-vie.


L’outre-vie c’est quand on n’est pas encore dans la vie, qu’on la regarde, que l’on cherche à y entrer. On n’est pas morte mais déjà presque vivante, presque née, en train de naître peut-être, dans ce passage hors frontière et hors temps qui caractérise le désir. Désir de l’autre, désir du monde. Que la vie jaillisse comme dans une outre gonflée. Et l’on est encore loin. L’outre-vie comme l’outre-mer ou l’outre-tombe. Il faut traverser la rigidité des évidences, des préjugés, des peurs, des habitudes, traverser le réel obtus pour entrer dans une réalité à la fois plus douloureuse et plus plaisante, dans l’inconnu, le secret, le contradictoire, ouvrir ses sens et connaître. Traverser l’opacité du silence et inventer nos existences,
nos amours, là où il n’y a plus de fatalité d’aucune sorte2.


Il y a, en écho à ce cent quatre-vingt-cinquième numéro, la poésie de Marie Uguay. Marie Uguay est décédée il y a quarante ans d’une mort qu’elle savait imminente. Si la conscience aiguë de la maladie, confia-t-elle à Jean Royer, l’écartait de l’écriture en « annul[ant] en [elle] toute parole ; [en] install[ant] un silence qui est immense3 », elle n’a jamais sacrifié l’écriture à la mort. Marie Uguay travaillait pour la vie, pour une vie aussi entière qu’un rêve.

Les poèmes ici rassemblés regardent en direction de ce qu’on ne connaît pas encore, puisque la vie, justement, est ailleurs. Ils proposent, comme l’écrit Mimi Haddam, des « gestes d’invention », « une retraite pour nos essoufflements ». Cela se réalise chez Audréanne Martin en quittant les mouvements imposés et chez Julie Dugal en accueillant le rythme patient d’une lente éclosion.

Le corps résiste à la haine, afin que « la haine ne [le] submerge pas » (Emmanuelle Gauthier); il « proteste / en inventant la pluie » (Alex Thibodeau). Les poèmes ne se situent pas du côté de la vérité, pas tout à fait – ils fabriquent de toutes pièces un devenir, parce que « si je mens / mes verbes seront grandioses et mon amour ce qui reste du ciel » (Silvia Costea). Gabrielle VigneaultGendron rappelle que nous sommes de ces mammifères capables de «soign[er] chaque blessure avec leur langue». Les mots, parce qu’ils matérialisent ce qui est hors de portée, apaisent la douleur mortifère en construisant son dehors, des voies de secours.

Des éclaircies découpent alors le ciel pour l’ouvrir.


Bien sûr, les corps demeurent marqués par ce qu’ils ont rencontré, de petites taches constellent la peau : « les chemins qui ont creusé mes jambes / me lient encore / à d’autres histoires » (Victor Bégin); « les fantômes restent malgré les lueurs qui traînent ; ils restent, squattent nos aires de repos; ils investissent nos safe spaces, y cultivent les blessures » (Geneviève Lagacé). Traverser advient
sans admettre de frontières. Au contraire, on déboîte les pierres de celles qui nous sont imposées, et ainsi « dehors / ou dedans / qu’importe » (Fiorella Boucher). Laisser les pierres là, en tas informes, ou « [c]réer des monticules de cailloux à poser sur nos corps nus. Puis au couchant, déchiffrer la mélodie qui subsiste à travers leur démantèlement » (Clémence Dumas-Côté).

La poésie, lorsqu’elle se risque à bricoler « une maison de frontières floues aux murs incertains » (Alexandre Rainville), n’abat pas l’appareil des vieilles violences. Elle trouve enfin la vie.


Durant deux ans, Nathanaël aura ouvert des détours dans le langage, comme autant d’issues pour s’extraire de « l’à-jamais des morts finies ». Ce numéro signe le dernier épisode de son magnifique feuilleton. Souhaitons-lui d’autres formes.

*

Les textes ne s’arrêtent jamais définitivement ici.


Estuaire leur offre une aire de repos. Un endroit pour se poser pendant la traversée vers de nouvelles métamorphoses.
Une branche, une île, une escale, où reprendre son souffle avant l’envol à venir.


Il n’y a pas qu’un seul sens à tout ça.


En chaque texte, moi aussi je m’installe un instant. C’est une rencontre, qui est en fait un voyage. Il se passe toujours quelque chose. Je ne sais jamais exactement quoi, mais je sais qu’après je ne suis plus la même.

Dans le numéro 184 paraissaient des poèmes de Mona LatifGhattas. Peut-être les derniers publiés de son vivant. Mona est décédée le 24 décembre 2021, quelques jours après le solstice d’hiver. Elle s’en est allée dans la neige, là où elle avait décidé d’installer sa vie.

Que mes archives de vie s’intriquent pour former une essence fluide
Qu’elles circulent dans l’air du temps qui me survivra
Dans les sangs des humains qui à ma suite généreront d’autres archives
Que mes mots-pharaons enneigés naissent et renaissent chaque printemps
Dans la glorieuse tradition de mon pays choisi.


Ce numéro-ci sort au cœur du printemps. Ineffaçables, les mots de Mona ne me quittent plus, ni les paysages d’océan et de soleil couchant qui offraient une vue à nos échanges. Comme Marie Uguay, elle savait que c’est à la vie que revient son écriture, à ce qui viendra demain même lorsqu’on n’y est plus.


« L’archive est une demeure où gisent nos avenirs ».



  1. Vers la sortie du métro
    Papineau, j’ai croisé le
    conducteur qui narrait
    l’accident au téléphone.
    Son regard, sa voix, je ne
    les oublierai jamais. Il me
    semblait sous le choc, pris
    littéralement dans le choc
    entre le corps et le pare-brise.
    Dans le brouhaha de la
    scène, certaines personnes
    pleuraient, d’autres
    fixaient la mort depuis le
    quai, et d’autres encore se
    demandaient comment
    arriver sans trop de retard au
    travail. Les secours faisaient
    le chemin à travers la station
    en sens inverse, mais je crois
    qu’il était trop tard. L’aide,
    elle aurait dû venir plus tôt.
    J’ai texté une amie, et elle
    m’a accueillie chez elle. ↩︎
  2. Marie Uguay, L’Outre-vie,
    Montréal, Éditions du Noroît,
    1979. ↩︎
  3. Jean-Claude Labrecque,
    Marie Uguay, film, 1982. ↩︎