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Un bestiaire sans la viande
Chloé Savoie-Bernard

Laisse les perdrix coucher dans ton lit
Et les colibris, invite-les en dedans aussi
Hale-toi une bûche pis baranque les fourmis
Ouvre la fenêtre pis invite les bêtes en dedans

P’tit Belliveau, Invite les animaux dans ta maison

Les frontières entre le foyer, notre chez-soi et l’extérieur ne savent pas rester étanches. Nous croyons que notre maison nous protège, qu’en y entrant, nous nous coupons du monde pour assurer, peut-être, un meilleur synchronisme de la réalité avec nos aspirations, mais les scissions nettes n’existent souvent que de manière hypothétique. Nous faisons partie du monde, peu importe le lieu où nous nous situons. Les transvasements entre les espaces sont constants, coulants. Je vais dans le métro, je retourne chez moi : sur mes épaules, contre ma peau, à même mon corps grouillent des parcelles des conversations que j’ai traversées, des lieux que j’ai parcourus, qui m’accompagneront lorsque je préparerai mon souper, comme de petits animaux de maison.

Il commence à faire chaud : j’ouvre les fenêtres, l’air du dehors entre, les odeurs de la rue se mêlent à celles des repas du voisinage. On cuisine avec du curcuma, de la moutarde noire. Entrent aussi une mouche noire, quelques pucerons, des maringouins qui attendent la nuit pour me piquer. Au matin, je sais avoir été visitée, la peau de mon bras droit est rouge et enflée, mais ça me réconforte d’avoir été ainsi accompagnée durant mon sommeil : pas complètement seule. Il y a quelque chose de rassurant à savoir que son sang puisse nourrir des bébés moustiques, à participer à l’écologie du monde. Ailleurs dans l’appartement, je m’aperçois constamment, et avec désarroi, que la plante achetée chez Costco est remplie de cochenilles dont je n’arrive jamais à me débarrasser. Les cochenilles côtoient dans mon espace de vie des êtres encore plus petits, les acariens qui peuplent mon matelas. Je me demande si la lactofermentation de mon kimchi, dans mon frigo, est animale. Ça vit, partout autour de moi, malgré moi, à mon corps défendant. Ce que je veux dire, c’est : dans nos maisons, nous cohabitons avec bien d’autres animaux que ceux que nous avons domestiqués. Peut-être devrions-nous remercier ces invisibles de savoir si bien se multiplier à l’intérieur d’un quotidien où, parfois, la stagnance prédomine.

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Tandis que j’achète à mes chats de la nourriture molle, de la moulée, que je leur donne des médicaments pour la toux, que je leur dis que je les aime plusieurs fois par jour, que je branche dans les prises électriques des distributeurs de phéromones liquides pour calmer leur anxiété, que je les flatte, les fais jouer, m’inquiète de leur ennui, je lis cette semaine que sur la Terre, 95 % des mammifères sont destinés à la consommation humaine. Il ne s’agit pas seulement de s’attrister des conditions horribles de leur abattage, mais aussi de réaliser que seule une infime quantité d’animaux ont une existence qui n’est pas destinée par les êtres humains à la consommation. Et de se poser la question de la hiérarchie entre nos animaux de maison, choisis et chouchoutés, et les animaux que nous mettons dans nos assiettes. Je n’adopte pas ici une position faussement vertueuse : je suis consciente qu’un mode de vie parfaitement écoresponsable est une chimère, que je participe pleinement, moi comme toustes les autres, à la destruction du monde. Nous vivons en Occident, où notre existence dépend de l’asservissement d’humain‧es vivant principalement dans le Sud, et de non-humain‧es qui, selon leur espèce, nous nourrissent, nous habillent ou nous divertissent, nous rassurent. Nous qui recevons tant, qu’arrivons-nous à donner?

Les scientifiques nous répètent depuis plusieurs années, voire quelques décennies, qu’une des façons de ralentir la catastrophe environnementale provoquée par les habitudes de consommation des humain.es serait de revoir drastiquement les méthodes d’élevage ainsi que la quantité d’animaux que nous ingérons. Et peut-être, fondamentalement, devons-nous nous interroger quant aux modalités du langage qui manipulent la réalité : on déguise les animaux sous le phénomène langagier de « viande » pour que nous puissions les avaler sans trop d’arrière-pensées. Car un mot seulement distingue les animaux qu’on aime, ceux à qui on confie nos secrets et avec qui on dort la nuit, de ceux que nous tuons.

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Le poème, laboratoire littéraire, est ainsi apparu à l’équipe d’Estuaire comme un lieu idéal pour explorer les limites et les virtualités de nos affections pour ces animaux de maison, une affection qui met aussi en lumière nos propres manquements et les failles dans notre solidarité envers un vivant qui déborde les murs de notre logis.

Entre sauvagerie et domestication, réalisme magique et prosaïsme, les poèmes réunis dans ce numéro d’Estuaire multiplient les couches sémantiques des relations entre les humain.es et les bêtes qui habitent nos demeures. Les animaux, ça bouge, ça grouille, ça crapahute : dans les lieux physiques comme dans les lieux métaphoriques, les mouvements sont continus. L’espace de revue n’y fait pas exception. Le numéro 186 était le dernier de Laurence Olivier au sein du comité de rédaction, et nous souhaitons souligner ici son engagement profond, sa rigueur et son enthousiasme. Le monde artistique est plus foisonnant grâce à toi, Laurence. C’est aussi l’occasion d’accueillir Marilou Craft, écrivaine, dramaturge, performeuse, dont les talents nombreux, la créativité, la curiosité et l’humour sauront nourrir les perspectives qui sont les nôtres, en déplacer les affects, les faire rebondir vers des cieux aux couleurs dont elle saura nous faire voir toutes les nuances et toutes les richesses. Après avoir publié le feuilleton de Nathanaël, que nous remercions vivement et profondément pour ses orages, ses échappées et son désir d’une littérature forte et singulière, nous ouvrons nos pages à Pascale Bérubé. Ou plutôt, c’est de Pascale dont nous vient le don : ses fulgurances, son cœur ouvert pour qu’on y plonge, son intelligence de l’image cisèlent une exigence et une justesse inégalées. Nous sommes chanceux·ses.

Chloé Savoie-Bernard et le comité de rédaction