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Turbulences aux abords de l’incarnation
Monique Deland

Genèse, berceau, dessin de la lune est le septième livre de poésie de Jean-Philippe Bergeron, et c’est certainement son plus philosophique jusqu’ici. Le communiqué de presse indique d’ailleurs qu’il déploie « une phénoménologie de l’apparition1». L’élargissement des perspectives et l’intense émotion suscitée par la venue d’un enfant soutiennent cette dimension ontologique, attestée par les trois exergues qui chapeautent le recueil. Le premier est de Lao-Tseu (sur l’Être et le Non-Être) ; le second, de Parménide (sur la contiguïté de l’être à l’être) ; et le troisième, de Hölderlin (sur les conditions du temps et de l’espace). Le fait de recourir à de tels auteurs, reconnus comme étant des puits de sagesse par une humanité qui les a élevés depuis longtemps au rang de maîtres-penseurs, nous place droit devant la volonté du poète d’interroger les grands mystères de l’existence.

Bien sûr, il y a toujours le piège tendu par les vastes questions abstraites, qui risquent de tirer le poème vers les vertiges de l’indicible. Pas d’emblée facile de faire un poème avec des concepts… L’auteur s’efforce donc d’échapper à l’éventuel bourbier métaphysique, espérant ainsi limiter l’impression d’insaisissabilité. À cette fin, il commence par ancrer son projet dans le réel du monde, en dédicaçant son recueil à « sibylle2 », le prénom donné au petit corps de fille qui se laisse deviner dans les taches en noir et blanc produites à l’écran par l’appareil à ultrasons. Le prénom choisi renvoie évidemment au caractère impénétrable du mystère que représente un enfant pas encore né. À noter que la forme adjectivale du prénom Sibylle (le mot « sibyllin ») se retrouve aussi dans les poèmes. Le choix du prénom est délibéré, et le poète s’amuse de ce double jeu évident, « le point de doctrine / de ton prénom / sibylle », entre le prénom réel et le référent symbolique du signifiant, pour reprendre l’expression de Lacan.

Au cas où la dédicace à « sibylle » ne suffirait pas à contrebalancer l’immensité des éthers ouverts par les grands concepts philosophiques, le poète choisit de parler directement à sa fille, de tout proche, et de s’adresser à elle à la deuxième personne du singulier. Cela dit, pour Bergeron, le fait de parler à un être qui n’existe pas encore est perçu comme une exagération, et il avoue lui-même qu’il s’agit d’un « tu […] excessif3 ». Mais les excès de ce livre sont parfaitement assumés, et tous les poèmes sont écrits au « tu ».

Jean-Philippe Bergeron est un poète accompli, et il a l’œil pour voir les similitudes entre l’image floue d’un être en formation et sa propre imprécision. L’équivalence est clairement établie dès le premier poème du livre.

je réunis
les images
échographiques
te préfigurant sibylle :
stupeur devant leur ressemblance
avec celles de ma nuit intérieure

Le noir est le dénominateur commun au père et à l’enfant. C’est par lui qu’on peut voir ensemble « pour qui se reconnaît / dans l’échographie / tombeaux et inscription du vivant ». Les « paupières toujours fusionnées » du fœtus sont apparentées à celles de l’adulte qui n’y voit guère plus clair, en dépit de son expérience de la vie. La fragilité de l’existence humaine est tout entière figurée dans le corps de « sibylle » : « ta colonne / vertébrale / tes os / des opalescences ». Cette image spectrale met le poète en contact avec deux perceptions de l’infini, contraires et pourtant synchrones : « l’abîme / simultanément ouvert / par le chant de l’oiseau / et le chant encore tu de l’oiseau », à savoir la parole du poète qui prend forme, s’articule et se déploie, précisément parce que ce dernier est placé devant l’existence d’un fœtus qui, lui, de son côté et dans le même temps, fait silence. La simultanéité des expériences du père et de sa fille est rendue possible uniquement dans l’habitation intime d’un lieu mental (l’esprit du poète) qui les accueille conjointement, et permet l’émoussement des différences dont le poème autorise la fusion. Ce premier rapprochement dans l’imaginaire est à l’origine d’une série de déplacements subséquents, comme celui-ci :

dans la dernière image
échographique une légère
tension de ton pied exprime le funambulisme
à l’œuvre en moi

Le poète perçoit dans l’imagerie médicale de son enfant sa propre précarité existentielle, et son impression de marcher dans sa vie comme un fildefériste entre deux falaises. Dans le moindre mouvement de pied du fœtus, le père se représente ses hésitations et trébuchements éventuels. Pourtant, avec genèse, berceau, dessin de la lune, on est loin des projections psychanalytiques qui, par définition, constituent un mécanisme de défense – souvent inconscient – par lequel on attribue aux autres nos propres affects difficiles à admettre. Or, ce n’est pas comme si l’image du fœtus révélait au grand jour des vérités insoupçonnées, puisque le poète reconnaît déjà en lui la présence des noirceurs qui l’habitent depuis un moment : « quarante ans / d’étreinte sourde avec une même / vision d’angoisse ». Les images échographiques de son enfant permettent plutôt à ces sentiments familiers de trouver une forme à l’extérieur de lui.

C’est ainsi que le tandem père/enfant installe le socle à partir duquel tout le recueil se dédouble en multipliant les dyades, celles-là mêmes qui viennent ancrer les poèmes dans les sphères de l’indéfinissable jardin entrevu à travers les exergues. Les grands concepts qui ont été amenés par les trois maîtres-penseurs en tête de recueil se retrouvent aussi dans le corps du texte écrit par le poète lui-même, alors que sa langue est soumise à « l’alternance pulsatile / entre obscurités et éclaircies : / un indécomposable cosmos ». Elle est aussi aux prises avec les « intermittences du fini et de l’infini », tout habitée qu’elle est par « la coprésence / en [le poète] de l’obscur et du non-obscur » devant les apparitions furtives du fœtus « dans l’espace intermédiaire / entre être et non-être » où prend forme une « ligature / fantomale ». Ça fait beaucoup d’abstraction, et le grand vertige nous guette à force de tant de conceptualisation.

Par de nombreuses « opérations / de l’imaginaire », le père développe une connexion intuitive avec son enfant. Il évoque « une forme / de contiguïté / psychique », portée par des « systèmes / d’échos », et le lien par-là établi est teinté d’une grandeur quasi mystique.

je soumets
à l’ensemble
du visible
les clairs-obscurs
de ta composition
échographique :
écumes, pratiques divinatoires, choses du crâne

L’assimilation de l’enfant à son père (par son père) est telle que le poète évoque une même « gelée dans laquelle / ton visage et le mien sont pris ». L’attirance est aussi puissante qu’« un magnétisme », et la fusion des corps qui en résulte – à travers les fluides du père – est illustrée par les images d’un rêve.

dans un rêve
ton visage m’apparaît
ponctué
des gouttes de sang

s’échappant de ma bouche
lorsque penché
sur ton lit
je tente
d’accorder
à la tienne
ma respiration

Toujours autour de l’idée de fusion – mais de manière moins individuelle et de plus en plus philosophique –, Bergeron écrit : « je suis / soudé / à ton apparition / venue confirmer / du monde / de la matière / l’aura bifide ». Il utilise à ce moment l’image du fœtus pour affirmer deux paires d’antagonistes qui renvoient à sa conception personnelle de l’expérience humaine, laquelle est à la fois concrète et idéelle, présente et à venir. Le recueil, où prolifèrent les couples d’opposés, alterne aussi entre deux postures complémentaires qui relatent tantôt le réel intime et tantôt celui du monde depuis la nuit des temps, pour « distingue[r] la réalité de la réalité ».

Mais la véritable dualité se situe ailleurs : à un niveau plus élémentaire, plus profond et beaucoup plus sombre. L’image floue de l’enfant en devenir accentue chez son père la conscience de la mort qui plane sur sa propre vie. Il est question d’une « représentation négative / encore en écrin », essentiellement associée aux « ténèbres desquelles [cette enfant] dépen[d] », soit l’obscurité du ventre de la mère qui la porte. Pour le poète, la vue du crâne blanc sur fond noir évoquant « les ténèbres » est responsable de cette idée morbide, aussi incontrôlable que menaçante.

comment
dès son apparition
à l’échographie
séparer ton crâne
de mon obsession
pour la mort
sinon en l’étayant davantage

Les choses s’intensifient d’un cran lorsque le poète imagine certaines dérives, faisant entrer l’idée d’un meurtre dans l’équation.

sur une image
percent un astre primitif et un parricide :
je me concentre
sur ces points
de démence
en n’omettant pas
l’hypothèse
de mon propre reflet

L’évocation est fugitive, mais elle a de quoi inquiéter. Le poète en réfère peut-être simplement au mythe d’un parricide ayant donné son nom à une planète, comme dans le cas de Saturne – mythe selon lequel le père (Saturne/Cronos) est détrôné par son fils Zeus, et réduit à la condition de simple mortel, ce qui revient à un parricide. Même si les astres sont apparentés à des « points / de démence » dans le ciel de cette « hypothèse », on frémit un peu…

Dans la deuxième des trois parties du recueil, le temps des échographies est révolu, et l’enfant est né : « la circulation ombilicale / cesse / et tes poumons / entrent en fonction ». C’est en naissant que l’enfant vient déchirer l’axe de l’espace-temps et fracasser les rapports de l’un à l’autre. Quelque chose comme un big bang, mais vécu dans la chair plutôt que dans le cosmos.

tu nais
des obsèques gutturales
de l’espace et du temps
afin d’en effacer brièvement
en l’ensanglantant la corrélation

Plusieurs passages du recueil emploient un vocabulaire un peu lourd et des termes recherchés comme « nucale », « obombrations » ou « catastérisation4 » qui ralentissent le rythme du texte et obscurcissent le propos, tandis que les pronoms relatifs, les adverbes, les participes présents et les inversions peu naturelles produisent une impression de surcharge. À d’autres moments, le poème devient volontiers prosaïque, plus proche de la simple notation quotidienne, avec ce qui pourrait correspondre à des extraits notés dans un carnet de bord : « la chambre / de l’hôpital / général juif / dans laquelle / tu es née » ou encore « le bureau / exigu réservé / à la déclaration / des naissances ». Le texte alterne donc entre les hauteurs du cosmos ou les grandes réflexions philosophiques et le réel le plus banal, le plus immédiat. Ici comme là, il semblerait que la langue en fait peut-être un peu trop.

Cela dit, les émotions mises de l’avant par le recueil, les visions qu’il propose et les atmosphères créées sont justes. Lorsque la formulation va davantage dans le sens de la simplicité, on accède à de belles réussites comme dans ce parallèle entre les objets concrets du monde de « sibylle » et les sentiments du père.

je fixe
les oscillations
de ton mobile
jusqu’à me
désassembler

La sobriété de ce petit poème le rend opérant, et on perçoit l’imminence du démantèlement : « ton visage sibylle / guette du mien la mise en lambeaux ». La menace est aussi réelle que terrible.

sens-tu de tes côtes
émerger l’aile
problématique de l’ange
la mort factuelle
à laquelle j’échappe
temporairement
en te voyant dormir

Même si la table des matières se contente de titres minimaux – un, deux, trois, en chiffres romains –, on reconnaît bien au fil des poèmes le lien qui s’établit entre les trois parties du livre et les trois parties du titre : genèse, berceau, et dessin de la lune. Selon ce calcul simple, la troisième section du recueil serait consacrée à la lune, ou au dessin de la lune. Elle le fait en partie, puisqu’elle se passe alors que « sibylle » a vingt mois et qu’elle « entretien[t] / une relation / énigmatique / avec la lune ». Mais il ne sera pas question de dessin, ni beaucoup de la lune d’ailleurs. En effet, « la lune » n’est mentionnée que deux fois dans les vingt-quatre poèmes de cette troisième section, incluant une évocation de la chanson « au clair de la lune5». Peut-être Bergeron s’inscrit-il dans le sillage de Mallarmé, qui était en réaction contre le romantisme et qui refusait de l’utiliser dans ses poèmes : « Elle est poétique, la garce ! » ? On ne sait pas. Ou alors, ce choix est tout simplement la conséquence d’une adhésion au parti pris de l’abstraction. Quoi qu’il en soit, l’utilisation de quelques images – comme celle de la lune – dans la troisième partie du recueil aurait pu équilibrer un texte qui demeure assez métaphysique, malgré tout.

Doit-on en conclure qu’il était plus facile pour le poète de parler de – ou de faire parler – « sibylle » avant sa naissance qu’après ? Il est vrai que le passage de fœtus à enfant vient avec un renversement des disponibilités des parents, et assurément moins de temps à consacrer aux « spéculations métaphysiques » ou au flottement dans les limbes qu’après l’heure du grand basculement, appelée « la bifurcation existentielle ». On en convient, il y a autre chose à faire qu’écrire des poèmes !


  1. On peut lire la présentation en question sur le site
    des Poètes de brousse : https://poetesdebrousse.org/ catalogue/genese-berceau- dessin-de-la-lune/. ↩︎

  2. Dans le texte de Bergeron, le prénom Sibylle n’est pas écrit avec la majuscule habituelle. En effet, depuis un bon moment déjà, tous les mots du poète sont en minuscules, peu importe s’ils appartiennent au corps des poèmes, s’ils renvoient
    à la première lettre d’un titre, ou même s’ils réfèrent à des noms propres – comme à celui de « sibylle » ou à « l’ancienne cité de cumes ». ↩︎

  3. L’italique est de l’auteur. ↩︎

  4. Le mot « catastérisation » est si rare qu’il ne figure pas dans le dictionnaire Antidote. On trouvera cependant sa définition sur le web, dans le Wiktionnaire : « Transformation d’un être en constellation ou en étoile, ou transfert de son âme dans le ciel. »
    ↩︎

  5. L’italique est de l’auteur. ↩︎