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Trouver refuge dans sa tête
Monique Deland

Les notes liminaires du plus récent recueil d’Élise Turcotte, intitulé À mon retour, mentionnent que le livre a été rédigé (en partie) lors d’une résidence d’écriture au Centre des arts de Banff, en Alberta. À partir de ces deux éléments – le titre de l’œuvre et ses conditions de production –, on pourrait déduire que le texte parlera de lieux et de voyage. Rien n’est moins sûr.

À lui seul, le titre énigmatique de la première section, « Nulle part », vient flouter nos cartes géographiques, et conférer une dimension abstraite aux lieux qui seront éventuellement évoqués. Les noms de villes, de mers ou de continents n’apparaissent souvent que pour dis- paraître aussitôt. « Nous ne sommes pas en Amérique », « [j]’oublie la Virginie en feu », ou encore « [l]e campement est / a été torpillé ». Ce qui intéresse la poète, c’est moins la cartographie du monde extérieur que celle de son monde intérieur, comme en témoigne le poème qui ouvre le recueil.

Les vêtements sont bien roulés
dans la valise violette.
Les mots sont empesés comme des cols
de chemises.
Dissimulées dans une pochette intérieure :
les lianes d’une forêt maudite,
ma doublure de satin noir.


Que révélera la radiographie de mes poumons ?
Quand le chien se penchera
sur ma tristesse,
quelle musique jaillira de mon cœur ?

Il sera bel et bien question d’un voyage. Mais moins d’un voyage véritablement effectué à la surface du globe que des pérégrinations intérieures d’une femme occupée à sonder ses affects. Elle « voudrait écrire quelque chose que seul / le corps aurait dit […] Un effondre- ment à l’intérieur de l’effondrement. » Atteinte de « la plus grande fatigue », et fragilisée par l’inquiétude liée à une possible maladie du système respiratoire, elle s’isole du reste du monde, « referme le rideau froid pour ne / plus rien sentir. » « Rien que ma peine d’amour douce », rien que « l’intime injustice » de se voir potentiellement frappée par une détérioration de sa santé.

C’est ainsi que la femme s’enfonce dans le déni d’un réel qui s’avère beaucoup trop angoissant pour être vécu de front. « Aveugle, je le suis déjà / car la terreur m’y oblige. » Elle procède donc à un rejet systématique du monde objectif, et elle en démissionne dans sa tête. « Dehors, le monde est fou ». Elle se protège de cette folie extérieure comme elle peut, c’est-à-dire en s’enfonçant à l’intérieur d’elle-même. Sauf qu’à l’intérieur, la folie n’est pas moins inquiétante, car toute cette démarche négationniste passe par un réflexe de divagation onirique totalement impossible à contrecarrer, ni même à dompter minimalement.

Bien sûr, chez une écrivaine, la folle du logis prend spontanément les chemins de la littérature pour déverser son trop-plein. Cependant, ici, la réfutation de la réalité est d’une telle véhémence qu’elle contamine jusqu’aux outils qui sont nécessaires à l’écriture, ceux-ci se trouvant eux-mêmes enfermés dans « la cage du doute », qui brouille tout contact avec les choses concrètes. « La vie est géante mais je suis / une enfant sauvage accoudée / à une table invisible. »

Cette « enfant sauvage » symbolise peut-être l’imagination galopante de l’écrivaine, ou encore l’enfant révoltée qui trouve injuste ce qui lui arrive, et qui souhaiterait revenir en arrière – d’où l’idée de retour. « Avant j’avançais / contre la mort. / Avec une peau de couleurs. / Et des animaux de jardin fou. » Aujourd’hui, tout est différent. « Je me déplace maintenant / avec peine, / à l’image de cette canne / appuyée à un mur, détachée du sens, / en oracle discret. » Quoi qu’il en soit, l’esprit s’évade, et ce n’est rien pour apaiser les tourments.

Aéroport 5

J’envisage le tangage des costumes
à côté d’animaux endormis.
Mon sourire est le serpent coloré,
la survie qu’on déteste et qu’on aime.
En haut, sous les voûtes modernes
et les arches inachevées :
les humains avec leur cœur.
Je m’abrite sous l’escalier roulant,
avant qu’un autre, quelqu’un,
vienne sucer tout mon sang.

La menace, représentée au départ par les seuls poumons, a pris des proportions alarmantes. Maintenant, c’est le monde entier qui constitue un danger. La femme craint d’être vampirisée par le circuit d’une vie qui ne mène nulle part. La perspective est parfaitement affolante, et elle choisit de s’opposer à cette fulgurance en s’immobi- lisant : « c’est la morsure / de l’inquiétude, / c’est l’ouvrage du temps […] La marée humaine va et vient / tandis que je fixe ma peau à une colonne / avec des épingles d’argent. »

Le recueil se refuse à toute linéarité et à tout carcan. Pourtant évoquée avec beaucoup de précision au début – comme si elle était un sujet central du livre –, la maladie ne revient qu’à une seule autre occasion, à travers la mention des « poumons malades ». À vrai dire, À mon retour ne porte pas plus sur la maladie physique que sur le voyage. Mais alors, le livre porte sur quoi ? Peut-être l’autrice utilise-t-elle – dans un premier temps, à tout le moins – l’image du corps malade pour mieux illustrer les déroutes de l’esprit ? Cette troisième piste, la plus plausible, semble confirmée par l’illustration de couverture1. En effet, le dessin (qui se donne sur un fond blanc) représente une tête multicolore, aux textures étranges, sans yeux, dont le dessus devient le socle d’un paysage naturel, au milieu duquel trône une maison en feu. La tête s’ouvre (un peu à la manière d’une boîte) pour laisser échapper une série de petits visages bleus, d’un côté, tandis que, de l’autre, monte un escalier rose qui indique la voie vers le mystère caché derrière une oreille en forme de porte.

Les poèmes vont exactement dans le sens de cette illustration, puisqu’ils sont le théâtre d’un dérapage constant, où la fiction prend le pas sur la réalité. Page après page, on assiste aux nombreux décrochages d’un réel qui s’efface au profit de l’inventé, et c’est « comme si quelqu’un était mort ». Pas étonnant, puisque la femme elle-même est « déjà partie dans le monde / d’après ». Lorsqu’elle fait l’effort d’habiter concrètement les alentours, l’impulsion d’inventer est plus forte que tout, et c’est elle qui remporte la mise. « Je retourne au cinéma : / me voici personnage. » Chaque situation rencontre sa contrepartie imaginaire, et « les désordres / décrivent leurs propres trajectoires ». Le travail du poème consiste à substituer aux mouvements de la conscience le besoin de s’éclipser et de s’abandonner à la déroute de soi. « Je compose dans la fumée. » « Jamais on ne saura / que je m’efface ici. » « Je veux bien disparaître. »

Malgré ce désir de disparition et la multiplication des manœuvres pour tenter d’oublier l’inacceptable, le spectre de l’angoisse plane toujours : « j’avance vers le temps. / Je me souviens de mon corps. » Au bout du compte, personne n’est là, rien n’est là, puisque le monde n’offre que deux postures possibles : ou bien il a été oblitéré sous l’assaut de l’imaginaire, ou bien il revient à la charge dans toute la cruauté de la solitude qui est vécue par la narratrice. Il ne reste que la détresse de départ qui continue de sévir. « Mort, nous te suivons à la trace. / Personne n’est ce poème, personne / ne me parle. » Et inversement.

Quand j’en aurai fini avec le réel,
je sortirai l’arsenal du rêve.
En attendant, je parle à Personne.
Que fais-tu monarque sur cette fleur ? Tu pars.
Tu es l’action de partir,
le contraire de la leçon.
Si je te photographie pour te voir,
ce sera à genoux sous les arbres.
Pour te voir.
Voir.
Puis je rejoindrai la canopée.

Le réel objectif tient à un fil, et les déictiques – comme « ici » et « maintenant » – ne riment plus à rien. « Ici, devant le grand vide […] je dérive telle une planète à la fin / de sa vie. » Le temps perd le sens de sa flèche, « toute biographie / est en miettes », et les souvenirs remontent dans le désordre. Le monde est devenu apocalyptique, parfaitement inhabitable tant il est sens dessus dessous. « Sais-tu qui je suis ? / Sais-tu si mon nom est tombé / dans un puits ? » Le quotidien ressasse inlassablement la même musique. « Le vent de ma propre mort » souffle sur tout ce qui bouge, et « [j]’ai peur / de ne pas renaître ». Un chaos qui s’additionne aux autres, et qui cause une angoisse encore plus grande. C’est la panique à bord, le sauve-qui-peut devant un monde dévasté, flottant à la dérive d’une Amérique fictive.

Effroi

Pour définir ce mot,
j’adopte un sentiment près du radeau des oubliés.
Sur ce radeau rien n’est possible –
rien d’humain –
rien du danger des vagues
rien de la conscience
rien de la préhistoire
rien d’un groupe d’enfants qui nagent. Nous sommes derrière la vitre.
Je confirme l’état d’effroi, le fond
très sombre de la mer.

Peu importe les détours qui sont empruntés – le travestissement de la réalité ou la plongée intime au cœur des états d’âme –, la conclusion est chaque fois la même : « l’air et le ciel sont / saturés d’absences […] Toujours rien, / je ne rattrape jamais le rire des autres. » L’éloignement est sans équivoque : « je nage en pleine distance ».

Mon passé recroquevillé
dans la forme du loup
sur mon balcon.
Loup vaillante louve.
Au théâtre, j’étais l’autre, et j’étais deux et cinq,
et phrases.
Celle qui écrase de ses mains folles
le grand corps qui nous blesse.

Les temps ont changé. L’époque du courage et des forces vives est bel et bien révolue. On voudrait voir la poésie accourir à la rescousse, mais il est difficile de compter sur sa fidélité, puisqu’elle se présente comme étant le fruit du hasard et qu’elle est loin d’arriver sur com- mande, aux moments où on aurait besoin d’elle.

Au détour d’un poème intitulé « Revenant », l’autrice nous donne en clair sa poétique : « Je ne sais pas si c’est possible / d’écrire un poème […] je combine / les éléments du rêve / avec les cicatrices du feu. » Cette confession – qui met en scène l’humilité de l’écrivaine devant l’imprévisibilité et le caractère insaisissable de l’objet littéraire – reprend à peu de chose près celle d’Anise Koltz, citée en exergue dans À mon retour : « Je n’invente pas le poème / il existe quelque part / dans l’univers / ou pend hors d’un rêve / tel un micro cassé. »

Dans ces deux définitions du poème, le mot « rêve » tient un rôle de première importance. Et c’est vrai que, depuis toujours, les poèmes d’Élise Turcotte nous placent devant quelque chose d’aussi insolite que fugitif. Tout peuplés qu’ils sont d’animaux (plus nombreux que les humains, d’ailleurs), de sensations floues, d’apparitions et de disparitions qui ne s’expliquent pas, les poèmes semblent appartenir à un monde parallèle. C’est là la manifestation d’un esprit extrême- ment original, et une qualité littéraire hautement estimable. Mais pour l’apprécier, on devra accepter son corollaire, et ne pas trop en demander aux aspects du discours qui ont trait à la clarté ou à l’organisation structurelle de l’ensemble. Ces poèmes nous amènent « au creux d’un nouvel ordre », « dans la couleur d’une autre vie. / Où sommes-nous ? ».

Et c’est bien la question qu’on pourra se poser, à la lecture de ce recueil, dont le titre restera un mystère sans clé, tout comme l’en- semble, du reste. À mon retour est un objet curieux – autant que l’illustration de couverture – qui est aussi insaisissable qu’un poisson glissant. Il procède d’une écriture de l’éphémère qui se déplie tel un bouquet d’images imprévisibles, naissant les unes par derrière les autres, dans un jardin existant « nulle part », entre ces non-lieux que sont les aéroports et un introuvable chez-soi qui fuit de partout.