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Tout pourrait exploser
Monique Deland

C’est un quatrième livre pour Patrick Roy, mais une toute première publication en poésie. L’expérience accumulée par l’écrivain au fil de ses trois ouvrages précédents – deux romans et une novella1 – est visiblement mise à profit dans Pompéi, un recueil narratif très solidement construit.

À travers une série de tableaux dynamiques qui prennent la forme de courts poèmes (de moins d’une page chacun, pour la plupart), l’auteur relate son quotidien qui inclut entre autres choses son travail de « réviseur dans une agence de communication-marketing2 ». Le texte utilise une langue souple, vivante et parfaitement naturelle pour atteindre en droite ligne à l’émotion pure, comme s’il s’agissait davantage d’exposer les états d’âme que les circonstances qui les génèrent. Le livre s’ouvre sur une scène de bureau.

Dans le couloir, tu croises une collègue
en larmes, elle te parle
de ses flos, d’échéances
qui l’écrasent, de son salaire
risible, d’une faillite et de crampes
récurrentes, tu cherches
à la rassurer, bafouilles
lâche pas, son prénom
t’échappe, Mylène ou Marlène, sa voix
est rauque, son visage
exsangue et tu oses mettre
une main sur son épaule en sachant
qu’il faudrait te détacher
n’être qu’un exécutant
rompu à ses routines
exister hors de toi

Ce premier poème – seulement le début, ici – se place d’emblée dans la perspective qui sera celle de tout le recueil : la difficulté de se conformer à ce que la société voudrait qu’on soit pour que tout fonctionne sans trop de dérapages. Les diverses situations de vie présentées dans Pompéi s’arrêtent avant d’en arriver là, mais elles ne sont pas dépourvues de tension non plus. En fait, c’est plutôt le contraire. La tension se maintient, précisément parce que les choses n’explosent pas. Elles en restent là, à stagner dans cet inconfort de l’entre-deux. La grande sensibilité du narrateur l’empêche d’être à son aise au milieu des diktats de la productivité et de la froideur. Peut-être par crainte de voir la situation empirer (à travers un éventuel licenciement ?), il est contraint de feindre « ces gestes que tu enfiles / comme de vieux vêtements / gris », et à nier les « vertiges / nichés dans ton oreille / [pour] ressortir pigeons / et chier partout / en roucoulant ». Comme chez d’autres poètes écrivant actuellement au Québec (dont Marie-Ève Comtois et Jean-Philippe Bergeron, par exemple), il est ici question de décalages, d’asynchronismes, de sensations de ne pas pouvoir s’asseoir d’aplomb sur sa chaise – à la suite de Saint-Denys Garneau ? – et, à la limite, de n’être même pas la bonne personne.

tu te carres
au creux de ton fauteuil
prêt à basculer
de l’autre côté d’un PowerPoint
sur l’efficacité et ses moulins
à vent, mais on remet en doute
ton engagement, une bouche à ta
droite bouge, tu brûles de la secouer

comme une boule à neige
sais-tu que tu deviens un cas problème
est la dernière phrase que tu entends
à travers les flocons

Le fait d’écrire au « tu « permet sans doute au poète d’illustrer la distance qui se creuse entre ce qu’on est pour soi-même et l’image de soi qu’on présente autour de nous. Ainsi, le narrateur s’observe à travers les yeux (et le jugement) des autres, tout en maintenant la fine connaissance qu’il a de sa vie intérieure. La complexité de ce double horizon donne lieu à un « tu « très riche capable d’adopter deux postures à la fois – avoir des sentiments, d’une part, et faire une croix dessus, d’autre part –, c’est-à-dire « disparaître derrière / des remparts de néant / étranger aux idées / qui migrent vers ton cœur ».

Bien que naturelle, l’empathie réfrénée de Patrick Roy envers l’humanité l’amène à s’interroger quant à son rôle au sein de notre société souffrante. Et ce questionnement ne peut avoir lieu sans passer par le rapport qu’il entretient avec la littérature, « ces lettres [écrites] sans destinataire », alors que « le siècle […] pisse le sang / à ta fenêtre « et que l’état général des choses semble donner raison aux nihilistes « qui prophétisaient / en calant leur Molson que la planète allait sauter / avant longtemps, sacrament ». En attendant, « il n’y a pas le feu / penses-tu et tu sors / ta Visa ». Et c’est bien là le drame, ce fait de continuer à vivre comme si de rien n’était. Même si « [i]ci, on vit sur un volcan », dans un « monde / au bord de l’éruption », et tôt ou tard, « les cendres nous couvriront ».

Les façons de répondre à cette menace de cataclysme sont peu nombreuses. On en revient forcément à la littérature, seule option légitime contre les « désastres annoncés », et contre cette « entropie qui dévale / la pente de toute chose ».

Oublie les vendeurs de salade
et de marde, tes traits tirés
de gars tombé dans le punch
qui compte les morts

dors, dégrise
et fais de tes mots une amulette
pour ceux que tu aimes
au point d’y croire
plus qu’à toi-même.

On voudrait bien adhérer à ce credo du poète, mais ce n’est pas si simple. Écrire n’est pas une panacée et, en dépit de ses vœux pieux, le narrateur continue d’écouler des « journées fantômes », où il erre parmi les « bardes paquetés [et les] anges / loqueteux », sans qu’il soit possible d’oublier « la nappe phréatique / les pandas roux, plu- viers, monarques « qui ne ressusciteront pas plus que « cette actrice que tu as vue un matin / à la une du journal de Delhi / dépecée, brûlée vive ». D’évidence, ces déboires – disparates, mais qui vont malheureusement tous dans le même sens – « ne font pas / un pli à l’univers », et « les vers de Godin n’y changeront / rien ». Si bien qu’« avec les années parfois / tu doutes de la nécessité de ces pages / empilées sur ton bureau ».

L’auteur possède un remarquable sens du récit, porté par une langue succincte qui donne néanmoins à voir des tableaux panoramiques où tout est relié par le même risque de catastrophe imminente. Il nous présente un monde aux couleurs éteintes, étouffé sous la poussière grise d’un volcan qui aurait déjà craché. Malgré tout, même au plus creux de la déprime et au plus profond des nombreux « sixième[s] whisky[s] », une faible lueur se manifeste à travers « le miracle des rencontres », initiateur de « ces phrases bêtes / ces voix qui font que les nerfs tiennent ». Dans une section intitulée « Le cercle », Patrick Roy fait l’apologie de ces « gens / invisibles à l’œil nu « qui arrivent à faire chatoyer la vie sous l’épaisseur des cendres : le père (maintenant décédé), la mère et la petite sœur Karina3 qui ont peuplé son enfance durant laquelle il suffisait « que l’un souffre / les autres le relevaient / en quelques mots ».

Aujourd’hui, le narrateur adulte peine à retrouver l’occasion bénie de « disparaît[re] dans / l’hiccéité4», la « vie simple « et l’innocence de ses premières années. Il jalouse « le colibri [qui] s’en sacre / de l’opinion générale [et qui] n’est pas / là pour la posture il est / là », tout simplement. Malgré le privilège de son existence humaine parmi les oiseaux et autres bêtes, lui-même n’arrive pas à cet état de grâce animal. Il ressent pleinement son décalage devant les attitudes et les mouvements ambiants qui ne le concernent pas.

tu flânes
translucide, préhistorique
parmi les kids en skate
qui distribuent des tracts
pour un rave sans vous

Les tableaux de cette poésie du quotidien s’enchaînent à la manière d’un roman. Bien qu’écrit uniquement en vers (dans une langue cinématographique et un style compact punché), le livre célèbre la mixité des genres pour retenir le meilleur du narratif et du poétique.

Tu sortais de ton trou
pour quelque rendez-vous
morose et éphémère
mes aloès, si je les arrose
je les noie, disait ta coiffeuse
qui fêtait Noël seule
fini la dinde aux atocas
pis les cadeaux cucul
toi, t’as de quoi de prévu
vas-tu dans ta famille
trois, quatre jours, oui
veux-tu du gel ? envoye donc
puis chacun repartait
dans la lune, sa plus
ou moins bonne
fortune.

Le recueil est fortement structuré et divisé en cinq sections, de manière à mettre en place des univers aux ambiances parfaitement distinctes, qui sont tout à fait complémentaires dans le cours d’une vie. Tour à tour sont abordés les climats suivants : la réalité concrète en milieu de travail – la section s’intitule « Le vide à petit feu » – ; la distance critique par rapport à cet environnement du boulot, telle que la réflexion est menée lors de soirées bien arrosées et lors des matins meurtris qui s’ensuivent – « Les journées fantômes » – ; le passé familial – « Le cercle » – ; l’étourdissante vie dans la ville avec tout ce qu’elle propose de chaotique et d’insensé – « Ton nom est légion » – ; puis, la dernière partie – « Légitime défense » – au cours de laquelle le poète se donne comme obligation de parler au « je « tout à coup. « [J]’ai enfin le projet / dérisoire, de bâtir sur le tard / un royaume […] je voudrais signer des pages franches / vous léguer pour la route / ma voix terrestre et nue « contre tout ce qui « pouss[e] un peu plus le monde / au bord de l’éruption ».

On la gardera comme un talisman, cette belle « voix terrestre et nue », et on se souviendra de cette agréable surprise de la saison puisque l’auteur a été retenu parmi les finalistes au prix Alain-Grandbois 2021, ainsi qu’au prix du Gouverneur général 2021, catégorie poésie. Que cette voix conjure le péril, encore…