Anne-Marie Desmeules
Envies
Éditions du Quartanier, 2022
Anne-Marie Desmeules est une autrice prolifique. Depuis 2017, elle a fait paraître trois livres de poésie remarqués – Cette personne très laide qui s’endort dans mes bras[1], Le tendon et l’os[2] ainsi que Nature morte au couteau[3] –, et voilà qu’elle en publie un quatrième intitulé Envies. Tout ça, en cinq ans seulement (en plus d’études doctorales en littérature).
Jeter un coup d’œil à la table des matières de ce nouveau recueil permet tout de suite d’en dégager la structure et l’intention : on est dans une esthétique du collage. À eux seuls, les titres de section permettent de comprendre que l’ensemble propose un assemblage de différents récits de vie qui se déroulent indépendamment les uns des autres. Six des huit titres comportent un prénom de femme (Laure, Susan-Lee, Warda, Lucie, Marie-Pierre, Iris) ; et le septième, son nom complet (Yim Wing-chun), étant donné qu’il s’agit d’un personnage historique. Le huitième a un traitement différent du reste, puisqu’il ne présente aucun prénom. Sur le plan syntaxique, la moitié de ces titres de section incluent un verbe conjugué, faisant de ces entrées une phrase complète. La présence de ces deux indices (les prénoms de personnages et les verbes conjugués) confirme une posture narrative appuyée, ce qui n’empêche pas la poète d’écrire tous ses textes en vers.
Le récit initial s’intitule « Laure a lancé sa bouilloire par la fenêtre ». Dès le début de cette section, on constate avec bonheur qu’Anne-Marie Desmeules n’a rien perdu de sa manière fertile de juxtaposer à grande vitesse (sans s’attarder sur aucune) des images fortes qui semblent tout droit sorties des cases d’une bédé. Voici le tout premier poème du livre.
assez de sang cuit
dit-elle
le doigt collé à l’assiette
la tempe au fer de la porte
et les cheveux plaqués par un vent de loin
un vent de patate chaude
de pain pauvre et d’emportements
elle plisse les yeux joues noircies
ça manque d’oranges sous les combles
de givre dans le congélateur coffre
elle y perdra sa journée
mais elle tient à livrer aux enfants
leurs colliers de mouches
attrapées à la pince
Les « enfants » qui gravitent autour de Laure sont le « seul réconfort qui vaille », au milieu de cet « hivernage / qu’elle a choisi ». Mais les émotions reliées à l’expérience de la maternité sont loin d’être toujours angéliques chez Anne-Marie Desmeules, et elles sont souvent contradictoires – comme Le tendon et l’os l’a si magnifiquement démontré. Le nouvel enfant que Laure porte dans son ventre est perçu comme « une entité sur l’utérus / une griffe plantée ». Après « la gutturale annonce » de cette vie en formation, « elle s’est enfuie / les paumes enflées après la bagarre / son sabre inerte / sur le perron attendait d’être / poli d’être dégainé / de trancher mieux / ce qui tardait à s’émouvoir ». Dès lors, on croirait la table mise pour une suite qui viendrait relancer cette idée de « lignée », qu’on avait crue centrale au récit. Mais non. Il n’y a, dans les pages d’Envies, ni progression ni récit linéaire. Plutôt la suspension volontaire de toute temporalité.
Chacun des vingt-cinq poèmes qui composent la section « Laure a lancé sa bouilloire par la fenêtre » distille des instants miniatures et hétéroclites. Si la plupart de ces arrêts sur image sont issus du passé, de l’errance imaginaire ou encore de l’univers des rêves et des cauchemars, aucun d’entre eux n’affiche de rapports directs avec l’histoire de la bouilloire. Rien ne sera dit au sujet d’un quelconque moment relié à une éventuelle perte de contrôle, non plus des motifs précis ou des circonstances particulières ayant mené à ce lancer par-dessus bord. En lieu et place de la description du geste annoncé par le titre de la section, on a une description très efficace du climat général dans lequel la crise s’est peut-être produite… ou peut-être pas. Le titre est là pour donner la mesure de l’intensité de l’écœurantite vécue par Laure, et pour évoquer le geste qui aurait pu traduire à l’extérieur l’émotion qui demeure refoulée. Pour Laure, le contexte qui est à la source de ce ras-le-bol est domestique : un quotidien rythmé par les obligations liées à la vie familiale, une existence passée entre les quatre murs d’une maison sur laquelle pèse « l’optimisme des voisines à cupcakes ».
À cette vie-là, toute repliée vers l’intérieur, s’oppose celle de Susan-Lee. Le titre de la deuxième section, « On parle encore des pipes de Susan-Lee », expose en clair la différence de conjoncture. Les poèmes qui relatent le quotidien de Susan-Lee illustrent celui d’une femme entre deux âges.
regarde comme je suis vieille
dit-elle
les cheveux en touffe
et la bouche en coup de couteau
le tunnel derrière ma tête a fini de s’allonger
et j’aspire mon gruau dans l’éclat terne du matin
avec le pain
la boulangère a livré
des quenouilles en bouquets
qui postillonnent de minuscules vers
à tête marron partout sur mon oreiller
la nuit je les sens ramper
dans mes varices et dans ma tête
y creuser des galeries
vrillettes dévorant
un vaisselier antique
Si l’existence journalière de Susan-Lee est tout entière orientée vers les hommes et leurs attributs, c’est aux femmes qu’elle rêve en secret : « j’ai déjà posé mes doigts sur les seins d’une femme / c’est source de regrets / mais quand je suis seule / et que l’électricité vient à manquer / je pense à elle / à son flanc de truite / à son silence / à ses larmes de diamants ».
Les femmes du recueil d’Anne-Marie Desmeules rêvent d’autre chose : une réalité située aux antipodes de la leur. Le mot unique qui désigne le titre du recueil, Envies, constitue donc le point commun entre toutes ces vies passées à côté d’elles-mêmes. Le titre exprime un rêve de libération inatteignable. Les poèmes osent dire les fantasmes de ces femmes qui, elles, par contre, ne le font pas. Dans chacune des huit histoires, « c’est la même blessure qui parle ». Laure, la mère de famille éreintée, aurait envie de lancer la bouilloire par la fenêtre ; et Susan-Lee aurait envie d’écouter « ses organes [qui] reçoivent des signaux » : « en code morse stop / mur déchiré stop / chaise en stratifié stop […] stop dans le bain qui se noie », etc. Envies est un livre qui porte sur le dégoût de sa situation personnelle, et sur l’impossibilité d’en changer.
Certaines histoires sont écrites au « elle », d’autres au « je » – et parfois, les deux pronoms sont utilisés côte à côte dans un même récit, comme dans la section sur Susan-Lee. Celle qui porte sur Warda, la troisième, est écrite entièrement au « je ». Warda est une femme en colère, qui en veut aux autres femmes qu’elle-même, en particulier à ces « icônes italiennes », d’être plus belles, plus riches et plus sexy qu’elle. Elle les méprise de manière globale, et s’adresse à elles au « vous » en insultant leur « tronche de pétasse racée ». Warda fait tinter « le grelot de la haine » en pensant à ces femmes, qu’elle envie probablement en secret. La contradiction s’explique lorsqu’elle affirme : « mon envie n’a d’égale / que ma timidité », dans « l’horreur / de ma propre peau ».
Lucie, la protagoniste de la quatrième histoire, « économise / pour un visage neuf ». Elle aurait envie d’une « blépharoplastie[4] ». Une fortune, « pour lisser les traits / sept mille dollars / pour lever les rideaux / sur les fenêtres de l’âme ». Elle « imagine la lame / qui à grands flots / la soulagera / de sa méchanceté ». Cette section (qui est sans doute un peu courte pour atteindre sa pleine force de frappe – cinq pages seulement) se termine sur un poème plus abstrait et un peu moins percutant que les quatre qui le précèdent, du fait qu’il est plus vague et moins concret qu’eux.
il n’y a pas de décision à prendre
son créateur décide
et continue de décider
organes décident
électricité décide
pourquoi alors résisterait-elle
à prolonger l’état initial ?
à préserver dans son être ?
tout lâche
la musique lâche
mais la musique existe
demande à exister
elle demande à exister
Les récits du recueil qui paraissent les plus accomplis sur le plan littéraire sont ceux qui atteignent le parfait équilibre entre une évocation minutieuse du climat (à travers une série de détails éloquents) et la mise en place d’une action minimale portée par une émotion unique facilement identifiable.
La cinquième section imagine une fiction autour de la vie de la Chinoise Yim Wing-chun, une figure légendaire des arts martiaux qui aurait vécu aux environs de 1750-1795. Yim multiplie les « sauts de chèvre », mais elle est aussi « réput[ée] / de plus en plus fourrable », du fait qu’elle peut « ten[ir] mieux que quiconque / les postures de gorge offerte », « sous les vœux d’inceste / d’un père choisi ». Le texte exprime clairement le gouffre qui sépare la vie qu’elle mène en réalité de celle dont elle rêve, en ce qu’il précise que Yim s’identifie davantage à « ce fils / qu’[elle] aurai[t] voulu être ». Elle construit mentalement un avenir qui viendra mettre un terme aux « formes vides », aux « paumes cicatricielles » et aux « matins cyanosés ». Un jour, le plein potentiel de sa force se révèlera : « bientôt je fendrais le mal / d’un seul coup de poing ».
La sixième section du livre est la seule qui ne propose pas de prénom de femme dans son titre. « Motifs à l’aquarelle » a d’ailleurs un statut très différent des autres histoires, et il est permis de se demander si ce septième tableau écrit au « je » ne concerne pas l’autrice elle-même, dont « le gène de la rage / remonte à loin ». Oui, il est vrai que la rage de la poète semble remonter à loin, puisque la colère plus ou moins sourde qui rampe dans Envies courait déjà dans les précédents recueils d’Anne-Marie Desmeules. Pour mémoire, Cette personne très laide qui s’endort dans mes bras faisait l’inventaire des tentatives ratées de relations amoureuses qui n’aboutissaient pas, et mettait plutôt en lumière les limites et déficiences exaspérantes des protagonistes ; Le tendon et l’os démontrait avec brio la complexité des émotions paradoxales générées par la maternité, dont l’irritation profonde pouvant aller jusqu’à la haine de son enfant ; et Nature morte au couteau exposait la violence nécessaire à la survie de la majorité des femmes aux prises avec des conditions de vie révoltantes.
Anne-Marie Desmeules est loin d’avoir l’exclusivité de cette perspective créatrice. L’indignation et la fureur des femmes constituent un thème indéniablement récurrent au sein de la communauté des poètes féministes québécoises actuelles qui, de Carole David à Emmanuelle Riendeau (en passant par Rosalie Lessard, Marie-Andrée Gill, Annie Lafleur, Marjolaine Beauchamp, Vanessa Courville, Maude Veilleux et autres Filles Missiles), n’ont pas fini de décrier – dans l’ensemble comme dans le détail – l’inaccceptabilité des conditions de vie qui incombent aux femmes représentées dans leurs récits poétiques.
Ici, dans cette section intitulée « Motifs à l’aquarelle », la poète décrit la peur de sa propre sclérose, qui pourrait venir de l’enfance alors qu’elle avait l’obligation de rester longtemps sans bouger.
pour chaque heure immobile
on appose un autocollant doré
entre mes omoplates
toute cette colle
me rend
de plus en plus illisible
j’approche enfin
de ma proie
La poète évoque « ce moment terrible et scellé / où [elle] per[d] le contrôle de [s]a bouche ». La parole du poème est portée par « une voix au centre [qui] prétend parler pour toutes // nous ». Mais « je suis incapable / de tendre les mains // je ne parle pour personne ». À travers l’écriture des histoires des autres femmes, elle « cherche [à] relier les pans de [s]a personne ». Elle se demande : «combien de temps me faudra-t-il / pour devenir enfin / étrangère à moi-même ?» Les grandes questions posées demeurent sans réponse.
étudier ce que signifie d’être femme
perce des brèches dans les meubles dans la rue
je choisis de laisser la question entière
au lieu de cela je m’agenouille
je rêve qu’un homme
me fait juter sur un divan neuf
avant de m’achever
dans la salle de lavage
les livres non lus tremblent dans le living room
une voix de robot annonce la fin du cycle
Au fond, l’ensemble du recueil tourne autour de « ces risques alléchants / qui brûlent mais qu’on ne court pas ». Toutes les femmes mises en scène en ces pages sont aux prises avec « une soif lancinante [qui les] tenaille ». Pour le dire clairement : « ça se tord d’envie ». Très cohérente, l’esthétique du collage telle que privilégiée ici par Desmeules est pratiquée simultanément sur deux plans distincts. D’une part, la structure d’ensemble regroupe huit récits isolés en un unique livre aux couleurs bigarrées et, d’autre part, à plus petite échelle, les poèmes qui forment chacun de ces récits juxtaposent eux aussi une série de moments hétéroclites, tous orientés dans cette même direction du rêve d’une vie parallèle à celle qu’elles sont contraintes de mener[5]. Sur un plan comme sur l’autre (dans le général comme dans le particulier), « tout converge en un cri ».
Malgré toute cette concordance, le travail d’Anne-Marie Desmeules demeure mystérieux. Procédant aussi bien d’un regroupement d’images divergentes que de la logique associée à la pensée convergente, il peut donner l’impression de chercher à brouiller volontairement ses propres pistes. Quoi qu’il en soit, Envies est un recueil intelligent, bien construit ; et il est très certainement un des bons livres de l’année !
[1] Éditions de l’Hexagone, coll. « L’appel des mots », Montréal, 2017.
[2] Éditions de l’Hexagone, coll. « L’appel des mots », Montréal, 2019 (Prix du Gouverneur général et Prix des libraires).
[3] Le Quartanier, Montréal, 2020.
[4] Une blépharoplastie est une intervention chirurgicale qui vise à retirer de la peau au niveau des paupières et des poches sous les yeux.
[5] Un thème qu’on a vu être exploité de très belle façon par Marie-Ève Comtois, dans La consolatrice des affligés, Montréal, Éditions du Quartanier, 2021.