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Quelqu’un écoute et se méfie
Monique Deland

Frédéric Dumont
Chambre minimum
Éditions Les Herbes rouges, Montréal, 2022

Après un premier livre aux Éditions de Ta Mère[1], et deux autres aux regrettées Éditions de l’Écrou[2], Frédéric Dumont fait son entrée officielle[3] aux Herbes rouges, avec Chambre minimum. Dumont appartient à la très prolifique génération Y[4], qui foisonne de poètes remarquables, comme Karianne Trudeau Beaunoyer, Marie-Ève Comtois, Marie-Andrée Gill, Roxane Desjardins, Annie Lafleur, Laurence Veilleux, Camille Readman Prud’homme, Rose Eliceiry, Maude Veilleux, Daphné B. – des filles à l’écriture percutante – et quelques gars aussi, non moins bons, parmi lesquels Emmanuel Deraps, Michaël Trahan, François Guérette et Charles Dionne. Certains autres, comme Patrick Roy, Mathieu K. Blais, Jean-Philippe Bergeron et Mario Brassard, nés juste avant le début de l’ère des millénariaux, partagent néanmoins avec les poètes de cette génération – dont Frédéric Dumont – la vision d’un monde qui marche à cloche-pied, et qui réclame une langue taillée sur mesure pour le dire.

            Chambre minimum est un livre écrit au fil des instants qui s’écoulent. Une structure sans trop de contraintes permet de mieux traduire les dédales d’un quotidien qui multiplie les occasions de non-sens. Un bloc de deux mots, cependant, fait office de charpente, en revenant comme une clé de voûte, sous la forme d’un titre de section répété : « Antenne paranoïaque 1 », « Antenne paranoïaque 2 », « Antenne paranoïaque 3 » et « Antenne paranoïaque 4 ». D’ailleurs, la page couverture – si on regarde bien – représente une immense oreille au fond de laquelle se cache un petit être mystérieux, dont on ne voit que les deux yeux blancs sur fond noir[5]. Quelqu’un écoute et se méfie… Le doute constitue les bases de l’écriture, chez Dumont. « Quoi, certaines oreilles sont des mausolées ridicules, cela nous fait un endroit neutre où apprendre le mouvement inverse. » Le poète préconise ainsi le renversement des visées rectilignes de la langue canonique – qui font d’elle une langue morte, sur le plan poétique –, et il entend projeter son poème hors des ornières creusées par l’habitude.

            Par-dessus tout, Dumont rejette la stagnation. Autant celle qui menacerait sa lecture du monde que celle qui s’immiscerait dans son rapport à la langue. Son « imaginaire obsédé par les cercles » déjoue habilement l’immobilisme de la pensée, « [n]os mélancolies / stationnaires, nous les ouvrons. » Et quand vient le moment d’intervenir avec la matière de l’écriture, les exigences du poète se font plus grandes encore. Appliquer un mouvement à ce qui ne bouge pas, ou faire éclater les formes fermées ne suffisent pas. Pour être certain que la paralysie n’afflige pas son poème, Dumont rebrasse joyeusement les cartes du langage, et il maintient une attitude de totale ouverture face aux conséquences possibles de la démarche, y compris le risque de ne pas aboutir automatiquement au cul-de-sac du sens. Cette approche à la fois consciencieuse et ludique[6] avait déjà été présentée en clair dans Volière, où on pouvait lire ceci : « l’ampoule fait des phrases dont tu n’arrives plus à saisir le sens[7] ».

            Cette tension entre sens et défaut du sens provient de la bataille menée entre le réel qui est à l’origine du poème et la manifestation du réel dans le poème. Beaucoup se joue, là, entre les « mots avoués, mots récupérables // la source cache nos jeux de dentelle ». Malgré ces sinuosités, le poète affirme au bout du compte que « [c]’est la vie qui décide, pas le poème […] L’histoire ne progressera jamais si je reste dedans. » Pour Frédéric Dumont, il faut donc sortir, constamment sortir, pour éviter de rester pris, et c’est ce qui fait que tout dévie tellement. Le poème, le propos, le mot, le sens changent sans arrêt de direction, et la linéarité est loin de constituer une priorité pour le poète. Débrouille qui peut. L’important, c’est d’élaborer une langue hospitalière capable d’accueillir tout ce qui vient à elle. Dans le meilleur des cas, elle s’emballe et s’exalte de provoquer ces collisions latérales qui surviennent et prolifèrent entre les fragments de réel. Le monde s’en trouve recalibré, et sa réorganisation ne connaît pas de plafond. Sky is the limit.

Lorsqu’il est rangé correctement, le
plafond ne coupe aucune tête. Une
femme à quatre bras ouvre une fenêtre,
mon reflet glisse et infiltre la brique.
Je parle au téléphone. J’articule une ligne.
Vous touchez vos orteils et vous avez
immédiatement accès à vos magnifiques
cellules. Par habitude, je bois à même
un verre renversé. Je préfère l’épaule
exemplaire, les veines en demi-teintes,
la marionnette au centre. La nostalgie
est une boîte à lunch. Qu’arriverait-il
de l’espoir si le facteur balançait nos
lettres dans la neige puis se mettait à
uriner sur son petit chapeau ? Non, je
n’inscrirai pas la date sur ce document.
Pas la peine. Je finirai bien par trouver
la bonne distance.

            « Trouver la bonne distance » entre le refus de la stagnation et la défaillance possible du sens relève en effet de la prouesse. Les poèmes de Dumont s’aventurent dans les méandres de la zone médiane, et il nous faut accepter de lâcher, voire de perdre de vue la corde qui pourrait garantir ne serait-ce qu’un illusoire sentiment de sécurité. Difficile de savoir si c’est le bordel général de l’existence qui vient contaminer la langue du poète ou si c’est le langage qui vient foutre le bordel dans l’ordre des choses concrètes. Probablement un peu des deux. Quoi qu’il en soit, la conséquence est la même : dans l’univers de Frédéric Dumont, tout est sens dessus dessous.

Bien sûr, on remarque des pelures de
journaux, cela soutient la table, ça la
soulève, très haut, elle se maintient à
mes coudes, qui tremblent, qui, on doit
remplir une bouteille avec l’eau de la
sécheuse, eau qu’on utilisera ensuite
pour étendre son linge, presser sa joue,
accomplir un geste vaniteux ou presque.
En cas de perte, regarder droit derrière,
le symbole déjà épuisé sera ravi
de pouvoir faire une sieste.

            Cette réorganisation du monde – qui est infiniment plus créative qu’un simple désordre – est généralisée. Elle concerne autant le monde conceptuel que le monde concret, et elle atteint même jusqu’aux structures internes du langage, lequel oublie volontiers ses propres traces et visées de départ, comme en témoignent ces «coudes, qui tremblent, qui»… puis qui ne sont plus là pour poursuivre l’idée. Quelque chose comme «un poème abandonné dans un poème». Le texte s’oublie lui-même, et c’est ce qui fait que le souvenir (comme «symbole déjà épuisé») peut bien aller s’évanouir ailleurs. «[I]l est là / mon passage / mon vent de luxe / je m’avance / comme si j’étais au bout du passage / sur un meilleur tapis / un pas et je deviens liquide / un seul pas et / ah et rien ». La poésie de Dumont fait ça. Commencer, avancer, puis «ah et rien». Peut-on entendre «aérien» ? Disparition dans l’éther ? En tout cas, il n’y a pas de suite, pas de fin, pas de conclusion. Que s’est-il passé ? On ne sait pas trop, «et c’est drôle parce que je ne / m’en souviens pas ». Rien d’autre ne compte que ce bref instant qui a lieu maintenant : «aujourd’hui j’avais juste le goût / d’aller prendre / des patates en photo».

            Lire Frédéric Dumont, c’est suivre pas à pas les allées et venues d’un esprit sagace, toujours vigile. «Rasoir présent // vaste et fidèle». Une conscience toujours là, toujours en train d’isoler cet instant primordial qu’«on analyse en cachette». «J’étais dans ma seconde. J’étais assis dans ma seconde», dans la chambre minimum de l’écriture…

Taillée comme une poche d’air
chambre minimum,


une fois j’ai même été
poète sans cul


sans écart de merde à soi


mes chaussures et mes livres
résumés dans cette boîte molle,


aucun synonyme utile, aucun
chandail souvenir


juste ce détour de transport blême

Être un «poète sans cul // sans écart de merde à soi», c’est ce que Dumont peut se souhaiter de mieux. La chambre minimum, quoi. Exiguë, essentielle : soi. Être là, au monde, sans pensée, sans projet, ni même désir de poème. Là, tout simplement, dans ses bottines, à vivre sa vie en direct. Direct sur la coche.

            Cette façon d’être au monde, sans interférences ni intermédiaires, est parfaitement cohérente avec la poétique de Dumont – même s’il n’avouerait sans doute pas spontanément en avoir une, ça ne veut pas dire qu’il n’en a pas ! Tout ce qui se place entre le poète et le monde est vu comme une entrave, comme un frein à la cohésion. Le poète réfute l’image poétique, hasardeux mirage pris dans la zone tampon entre le réel et l’imaginaire. « Image, image, image / non, certainement pas // non plus // j’oublie de quel monde / provient cette béquille /               – que j’oublie – ». Pour Dumont, la moindre image vient avec «sa couleur pesante // ce qu’elle décompose / avant de mettre en terre». Le poète en a contre « l’image humiliante […] tenace malgré les nausées», contre «l’image qui donne mal à la / tête, au cœur, aux bras, aux jambes, / à l’œil», contre «l’allégorie inutile», et contre la métaphore, pareil.

Je rêve que le mot lumière
soit autre chose
qu’une métaphore rampante,
la poésie,
non, jamais
la lumière est cet objet
volant et anormal par lequel
j’arrive à voir la circonférence
du trou, ce trou d’eau ordinaire
mal écrit dans un trou.

            «Image», «allégorie», «métaphore», «synonyme», «langage», on se méfie. «Le langage n’a jamais sauvé personne». Alors, on en revient au réel (le trou rendu visible par la lumière), lequel n’a d’existence que dans la mesure où il est transposé dans l’écriture (mal écrit), et pour redevenir à nouveau du réel (dans un trou). Au-delà des effets gigognes qui font que les termes de l’équation s’avalent les uns les autres, encore une fois, «[c]’est la vie qui décide, pas le poème». Le poème n’est qu’un verbe «mal écrit dans un trou», et ce trou parle plus fort que la mention qui en est faite. Ce trou, «[c]e n’est pas une chambre, ça n’a pas la portée d’un sol anodin, ce n’est pas un son détruit par la lumière, pourtant c’est ici que j’arrive à traduire mes gravats ». «En fait, le langage / me sauve tous les jours.» Soit, on n’en est pas à un jeu de miroirs près !

            Depuis l’exiguïté de cette Chambre minimum, Dumont affirme : «Ma chambre est le seul mot[8]». Cette courte phrase un peu mystérieuse est un bon exemple du rebrassage des cartes précédemment évoqué, puisqu’elle pourrait provenir d’une inversion toute simple (le seul mot est ma chambre). Mais elle permet aussi d’entendre que la chose (la chambre) et le langage (le mot) sont deux absolus qui entretiennent une relation de commensalisme, où l’un se nourrit des restes de l’autre sans lui nuire, et inversement. «Je me trompe toujours entre les vérités de la chambre et cet objet qui s’exprime à ma place.» Il y a de quoi se tromper, et peu lui importe, au fond. «Intérieur, extérieur. Tout cohabite». Le poète se fiche bien de savoir qui a tort et qui a raison, puisque, de toute façon, son monde entier finit dans la matérialité du poème.

MA CHAMBRE EST TERMINÉE[9]

Surtout quand un simple reflet
fait apparaître le ventilateur
pour ce qu’il sera :
une anecdote et une lacération
aux coins de pages pliés.

            D’un côté, l’immobilité est à bannir et, de l’autre, tout objet, toute action et tout mouvement aboutiront dans le langage : «le soir la neige percute / une seule archive // je regarde mon amie qui regarde / elle aussi mon amie // ce qu’on fait nous installe dans le mot». Les mots écrits deviennent un nouvel objet (des «coins de pages pliés»), et ça recommence… «Encore une autre vie tournant sur / elle-même», dans le maelström des «promenades / circulaires à Longueuil».

            «Je mélange souvent la rue / avec le dernier livre que j’ai lu. Chaque / jour je lis un livre. / Chaque jour je marche / dans la rue. Est-ce pareil ? Je n’ai rien / à ajouter.» Le poète laisse la question ouverte. «Ils croient que je suis confus, justement, non. // Je sors le poète de son lobe rongé. / Je le mets juste à côté, près de la chaise. // Le bois résiste. Il craque, mais il résiste.» L’oreille du poète s’érode à force de trop s’écouter ronronner.

            Le langage ne remplace pas le réel ; il ne l’oblitère pas non plus. Il s’en nourrit pour mieux le mettre à l’épreuve. C’est là le fascinant circuit de l’écriture poétique. Dumont refuse de séparer le mot et la chose. Pareil pour la vie et l’écriture, et pareil aussi pour l’idée induite par le poème et le papier sur lequel ce poème existe. L’entreprise est aussi globale que totale. Et malgré l’absolu sérieux de la démarche, Dumont (comme la plupart des poètes de sa génération) a le génie de prendre son travail très au sérieux, sans pour autant se prendre au sérieux lui-même. Un formidable « clown inaugural », époustouflant d’intelligence et de liberté créatrice dans ses acrobaties verbales.


[1] Frédéric Dumont, Événements miteux, Montréal, Éditions de Ta Mère, 2009.

[2] Frédéric Dumont, Volière, en 2012, et Je suis célèbre dans le noir, en 2019 (livre finaliste au prix Émile-Nelligan), tous deux publiés aux Éditions de l’Écrou (Montréal).

[3] … Officielle, parce qu’à la fermeture des Éditions de l’Écrou en 2021, Les Herbes rouges ont publié une nouvelle édition de Volière – le livre était épuisé –, de sorte que le titre figure maintenant au catalogue des deux maisons. Chambre minimum est donc, en quelque sorte, le deuxième titre de Frédéric Dumont aux Herbes rouges.

[4] Le concept de génération demeure flou, et les définitions ne font pas l’unanimité. Si on s’appuie sur celle de Wikipédia, la génération Y (aussi appelée celle des « millénariaux ») regroupe l’ensemble des personnes nées entre le début des années 1980 et la fin des années 1990.

[5] L’œuvre en couverture est celle d’un « self-taught artist », comme il se décrit lui-même sur son profil Instagram (https://www.instagram.com/dogsunderstand/reels/). Son nom est dogs understand, et il compte dix-sept mille abonnés, au moment d’écrire ces lignes. Dumont avait également choisi dogs understand pour faire la couverture de la réédition de sa Volière, parue aux Herbes rouges en 2021.

On peut imaginer qu’une certaine parenté posturale lie Frédéric Dumont et dogs understand, puisque Dumont est lui aussi un autodidacte, comme il le mentionne entre autres dans sa préface à Sauterelle dans jouet (Marcel Hébert, Sauterelle dans jouet, Montréal, Les Herbes rouges, 2022), l’édition de l’œuvre complète de Marcel Hébert. Pour justifier ses premières réticences à accepter l’invitation à rédiger cette préface, Dumont écrit : « je ne suis pas un savant […] mon seul diplôme en est un d’études secondaires » (p.7)… Comme quoi l’absence d’études est loin d’empêcher la bonne poésie de s’écrire !

[6] Dumont insiste sur l’aspect ludique de sa démarche. Dans un entretien accordé au journal étudiant Le Délit, qui se dit « Le seul journal francophone de l’Université McGill », Dumont affirme « l’importance du jeu en littérature. Il ne faut jamais arrêter de jouer. Jouer avec la forme, jouer avec les clichés poétiques, tuer la littérature dans la littérature, je ne sais pas, quelque chose comme ça ». (https://www.delitfrancais.com/2020/09/15/des-contrastes-dans-le-noir/)

[7] Frédéric Dumont, Volière, Éditions de l’Écrou, Montréal, 2012, p. 56.

[8] La phrase se trouve dans le corps du texte, et elle constitue aussi le titre d’une suite de treize poèmes.

[9] Le texte du poème est ici transcrit au complet, même s’il commence par le mot « Surtout ».