Jean-Paul Daoust, Loréna Bur, Elissa Kayal, Noémie Pomerleau-Cloutier, Emmelyne Octavie, Xavier Gould, Sebastián Ibarra Gutiérrez, Bianca Marcelin, Louise-Amada D.
Cindy Phenix
Annick MacAskill par Luba Markovskaia
We’ll see who’s the filthiest person alive. We’ll just see.
Babs Johnson (Desire), Pink Flamingos
We’re not going to be shady, just fierce.
Junior LaBeija, Paris is Burning
On a déclaré folles les années vingt du siècle dernier. Le double fléau d’une guerre et d’une pandémie venait de retourner la terre et de ravager le monde, laissant dans son sillage une fièvre générale, une démesure. La vingtaine était roaring, assourdissante, son effervescence n’ayant d’égale que la dépression qui la suivrait, qui attendait déjà, tapie dans les coins ronds, dans les parts d’ombre. Juste là, sous les nez poudrés, les paupières fardées et les yeux plus grands que la panse, de terribles venins fomentaient en souterrain, parés à éclater au grand jour. Au moindre essoufflement, tout ce qui brille serait ramassé.
Aujourd’hui est un autre siècle. Ce n’est pas le temps de répéter l’histoire. Nous l’avons épuisée de sa charge, elle n’est plus virale. De toute façon, nos prestations ont écoulé l’urgence. Nous reprenons notre programmation. C’est le début d’un renouveau et l’infini ne nous effraie pas. Ce n’est pas la nostalgie d’un air accrocheur, ni un fantasme de temps moins troubles. Tout va bien.
*
La nuit, quand je ne dors pas, je défie le vertige par le regard. Je m’exerce au défilement. Je partage, juste pour voir qui verra, qui likera, qui est là. Je ne suis pas seule. Je vois passer une photo. STOP BEING POOR, dit le t-shirt blanc de Paris Hilton. Je la revois passer, les bras dans les airs. Et repasser, le sourire aux lèvres. Je regarde les likes, les commentaires. Franchement! L’ironie! Ce n’est même pas vrai! C’est un montage! Arrêtez! Je remonte l’histoire, retrace l’origine : STOP BEING DESPERATE. Je ne partage pas. Je ne m’arrête pas de doomscroller. Je cherche comment traduire le tournis, je trouve le défilement morbide. Je trouve que le défilement suffit au désespoir.
Le jour, quand les stocks de farine s’épuisent, j’échange la boulangerie maison contre l’écoute. Et quand les nouvelles deviennent trop morbides, je change de siècle. Ce n’est pas mieux, mais c’est moins étouffant. Je me fie au hasard, je tombe sur une discussion sur Marie-Antoinette, je l’écoute. S’ils n’ont plus de pain, qu’ils mangent de la brioche! On dit que ce serait apocryphe. Je cherche apocryphe. Ce ne serait pas vrai. C’est trop tard. Le désespoir est déjà là, il précède le défilement, en retrace l’origine. C’est presque une révolution.
Pour l’instant, une affirmation, une nouvelle chanson, une chorale de balcons, un chien qui parle en appuyant sur des boutons, un party d’influenceurs en route vers des vacances, un « ça va ? » entre deux, trois, mille carrés noirs, un verre de vin nature entre deux, trois, tant de groupes de soutien, la belle vue du chalet, le beau paysage, une dernière danse TikTok devant la forêt en flammes, un nouvel outfit de manif, rien de trop beau.
*
Pour ce cent-quatre-vingt-neuvième numéro, après avoir trouvé refuge parmi nos animaux de maison, puis pansé nos écorces écorchées, nous tournons nos projecteurs vers l’opulence. Nous la hissons bien haut, comme une boule disco sur nos fatigues, sous les néons sans pardon de trois heures tapantes. Son éclat accidenté reflète et éblouit, divertit, puis disperse, capable du meilleur autant que du pire. Nous l’invoquons quand même, cette hantise du miroir d’enfance, dans tout son terrible.
D’un côté, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’enjaillement. L’apocalypse n’est-elle pas le temps ou jamais de compléter sa bucket list ? Face au stress, reste le strass ! Gâtons-nous ! Sociofinançons nos victuailles ! Célébrons nos profits records ! Sortons le champagne ! Faisons le plein de suprême ! Couvrons nos hors-d’œuvre de feuilles d’or ! Vingt-quatre carats ou crève ! Copions les étoiles qui ne se privent de rien ! Critiquons plus fort leurs jets privés ! Rivons nos yeux plus haut ! Moquons-nous du tourisme spatial ! Faisons un grand feu de joie pour oublier nos îlots de chaleur ! Dansons en ligne à la lueur exclusive de notre luxure ! C’est l’heure de gloire du luxe pyromane et de la défonce pyrotechnique ! Fêtons le grand cirque ordinaire des paroles en l’air, avant que la nuit nous reconfine ! Vite, avant que les frontières nous refoulent ! Maintenant, avant que l’escouade de la moralité nous retrouve ! Beurrons-nous d’excès, crémons-nous assez épais pour oublier le pire ! Ce sera un petit pouce pour le fun et un grand pied de nez à la postérité ! Pensons à nous ! Prions pour les autres !
Pendant ce temps, le vernis craque sur le dos de ces autres : ceux qui n’ont pas les moyens d’esquiver les coups, celles qui les portent, celleux qui encaissent de façon systémique. De leur côté, comme par magie (ou par travail invisibilisé, non rémunéré, éreintant), ça persiste et brille, ça se rallie pour railler la prétendue crème de la crème, la classe qui ne sait pas vivre sans s’approprier à l’apparat. Les corps relégués aux marges savent soigner leur présence pour en préserver la lumière, et répondre à la funèbre marche du monde par la force du nombre. Ensemble, la fripe peut être fièrement exhibée, la cuirette et le satin brodés en doigt d’honneur, le wax et le durag érigés en monuments à la survivance, la paillette de pacotille brandie comme manifeste de vie. Avant que son souffle créateur soit récupéré, vampirisé en grande pompe et relégué aux oubliettes, l’opulence de résistance se partage dans les coulisses pour mieux en défoncer les murs. Dedans comme dehors, elle luit de toutes ses forces pour qui sait la percevoir.
*
Ironiquement, ou justement, ce numéro ne s’est pas créé dans l’aisance. Ce liminaire est le premier que je signe à titre de membre du comité de rédaction d’Estuaire, moi qui ressens encore vivement les stigmates des prises de parole passées. La célébration de l’écriture m’est indissociable de la crainte de celle-ci, et c’est sur cette tranche que j’inscris ces mots d’introduction, sans résolution.
Les poèmes qui suivent se déploient sur ce même fil de la lame, et osent y danser jusqu’à l’incandescence. Comme des baromètres, ils font état de « la pesanteur du temps » (Bianca Marcelin), du « poids des choses quand / elles ne brillent pas » (Loréna Bur). On y est « comme pas capable de mentir » face à la « bullshit » (Xavier Gould), et c’est dans cette quête de vérité, de vrai, qu’on fait « de sa vie une œuvre d’art », (Jean-Paul Daoust), une vie « antonyme du silence » (Sebastián Ibarra-Gutiérrez) où « c’est tous les jours la fête » (Elissa Kayal). Et pourtant, à travers ce tapage, on « encaisse » encore et encore (Emmelyne Octavie), parce que « la nuit n’a plus de fond » (Louise-Amada D.) et qu’on lui « offre tout » (Noémie Pomerleau-Cloutier). Chacun de ces textes est un phare dans le tumulte, une bouée qui émerge avec fracas pour rappeler que la nuit est cyclique et les rivages possibles.
Ce numéro accueille également Karianne Trudeau Beaunoyer, qui signe son tout premier texte pour le cahier critique, y rejoignant Monique Deland et reprenant le flambeau de Zéa Beaulieu-April. Du côté de la traduction, Luba Markovskaia propose une lecture délicate de l’œuvre d’Annick MacAskill, elle-même entre en dialogue avec la douloureuse figure de Niobé. Quant au feuilleton de Pascale Bérubé, il se poursuit avec un texte à la beauté fluide et incisive, tout de fonte et de fentes. Enfin, c’est au tour de notre directrice littéraire Stéphanie Roussel de reprendre son souffle, afin d’assurer le relais à l’écriture de son imposant reportage sur l’histoire d’Estuaire, qui se poursuivra dans le prochain numéro.
Nous soulignons aussi la contribution de Francis Paradis à ce numéro, dans le cadre d’une résidence d’édition au comité de rédaction d’Estuaire. Nous le remercions de l’avoir rêvé avec nous, ce cent-quatre-vingt-neuf aussi opulent que l’est son amour de la poésie.
À vos verres (santé!),
Marilou Craft & le comité de rédaction
We’ll see who’s the filthiest person alive. We’ll just see.
Babs Johnson (Desire), Pink Flamingos
We’re not going to be shady, just fierce.
Junior LaBeija, Paris is Burning
On a déclaré folles les années vingt du siècle dernier. Le double fléau d’une guerre et d’une pandémie venait de retourner la terre et de ravager le monde, laissant dans son sillage une fièvre générale, une démesure. La vingtaine était roaring, assourdissante, son effervescence n’ayant d’égale que la dépression qui la suivrait, qui attendait déjà, tapie dans les coins ronds, dans les parts d’ombre. Juste là, sous les nez poudrés, les paupières fardées et les yeux plus grands que la panse, de terribles venins fomentaient en souterrain, parés à éclater au grand jour. Au moindre essoufflement, tout ce qui brille serait ramassé.
Aujourd’hui est un autre siècle. Ce n’est pas le temps de répéter l’histoire. Nous l’avons épuisée de sa charge, elle n’est plus virale. De toute façon, nos prestations ont écoulé l’urgence. Nous reprenons notre programmation. C’est le début d’un renouveau et l’infini ne nous effraie pas. Ce n’est pas la nostalgie d’un air accrocheur, ni un fantasme de temps moins troubles. Tout va bien.
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La nuit, quand je ne dors pas, je défie le vertige par le regard. Je m’exerce au défilement. Je partage, juste pour voir qui verra, qui likera, qui est là. Je ne suis pas seule. Je vois passer une photo. STOP BEING POOR, dit le t-shirt blanc de Paris Hilton. Je la revois passer, les bras dans les airs. Et repasser, le sourire aux lèvres. Je regarde les likes, les commentaires. Franchement! L’ironie! Ce n’est même pas vrai! C’est un montage! Arrêtez! Je remonte l’histoire, retrace l’origine : STOP BEING DESPERATE. Je ne partage pas. Je ne m’arrête pas de doomscroller. Je cherche comment traduire le tournis, je trouve le défilement morbide. Je trouve que le défilement suffit au désespoir.
Le jour, quand les stocks de farine s’épuisent, j’échange la boulangerie maison contre l’écoute. Et quand les nouvelles deviennent trop morbides, je change de siècle. Ce n’est pas mieux, mais c’est moins étouffant. Je me fie au hasard, je tombe sur une discussion sur Marie-Antoinette, je l’écoute. S’ils n’ont plus de pain, qu’ils mangent de la brioche! On dit que ce serait apocryphe. Je cherche apocryphe. Ce ne serait pas vrai. C’est trop tard. Le désespoir est déjà là, il précède le défilement, en retrace l’origine. C’est presque une révolution.
Pour l’instant, une affirmation, une nouvelle chanson, une chorale de balcons, un chien qui parle en appuyant sur des boutons, un party d’influenceurs en route vers des vacances, un « ça va ? » entre deux, trois, mille carrés noirs, un verre de vin nature entre deux, trois, tant de groupes de soutien, la belle vue du chalet, le beau paysage, une dernière danse TikTok devant la forêt en flammes, un nouvel outfit de manif, rien de trop beau.
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Pour ce cent-quatre-vingt-neuvième numéro, après avoir trouvé refuge parmi nos animaux de maison, puis pansé nos écorces écorchées, nous tournons nos projecteurs vers l’opulence. Nous la hissons bien haut, comme une boule disco sur nos fatigues, sous les néons sans pardon de trois heures tapantes. Son éclat accidenté reflète et éblouit, divertit, puis disperse, capable du meilleur autant que du pire. Nous l’invoquons quand même, cette hantise du miroir d’enfance, dans tout son terrible.
D’un côté, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’enjaillement. L’apocalypse n’est-elle pas le temps ou jamais de compléter sa bucket list ? Face au stress, reste le strass ! Gâtons-nous ! Sociofinançons nos victuailles ! Célébrons nos profits records ! Sortons le champagne ! Faisons le plein de suprême ! Couvrons nos hors-d’œuvre de feuilles d’or ! Vingt-quatre carats ou crève ! Copions les étoiles qui ne se privent de rien ! Critiquons plus fort leurs jets privés ! Rivons nos yeux plus haut ! Moquons-nous du tourisme spatial ! Faisons un grand feu de joie pour oublier nos îlots de chaleur ! Dansons en ligne à la lueur exclusive de notre luxure ! C’est l’heure de gloire du luxe pyromane et de la défonce pyrotechnique ! Fêtons le grand cirque ordinaire des paroles en l’air, avant que la nuit nous reconfine ! Vite, avant que les frontières nous refoulent ! Maintenant, avant que l’escouade de la moralité nous retrouve ! Beurrons-nous d’excès, crémons-nous assez épais pour oublier le pire ! Ce sera un petit pouce pour le fun et un grand pied de nez à la postérité ! Pensons à nous ! Prions pour les autres !
Pendant ce temps, le vernis craque sur le dos de ces autres : ceux qui n’ont pas les moyens d’esquiver les coups, celles qui les portent, celleux qui encaissent de façon systémique. De leur côté, comme par magie (ou par travail invisibilisé, non rémunéré, éreintant), ça persiste et brille, ça se rallie pour railler la prétendue crème de la crème, la classe qui ne sait pas vivre sans s’approprier à l’apparat. Les corps relégués aux marges savent soigner leur présence pour en préserver la lumière, et répondre à la funèbre marche du monde par la force du nombre. Ensemble, la fripe peut être fièrement exhibée, la cuirette et le satin brodés en doigt d’honneur, le wax et le durag érigés en monuments à la survivance, la paillette de pacotille brandie comme manifeste de vie. Avant que son souffle créateur soit récupéré, vampirisé en grande pompe et relégué aux oubliettes, l’opulence de résistance se partage dans les coulisses pour mieux en défoncer les murs. Dedans comme dehors, elle luit de toutes ses forces pour qui sait la percevoir.
*
Ironiquement, ou justement, ce numéro ne s’est pas créé dans l’aisance. Ce liminaire est le premier que je signe à titre de membre du comité de rédaction d’Estuaire, moi qui ressens encore vivement les stigmates des prises de parole passées. La célébration de l’écriture m’est indissociable de la crainte de celle-ci, et c’est sur cette tranche que j’inscris ces mots d’introduction, sans résolution.
Les poèmes qui suivent se déploient sur ce même fil de la lame, et osent y danser jusqu’à l’incandescence. Comme des baromètres, ils font état de « la pesanteur du temps » (Bianca Marcelin), du « poids des choses quand / elles ne brillent pas » (Loréna Bur). On y est « comme pas capable de mentir » face à la « bullshit » (Xavier Gould), et c’est dans cette quête de vérité, de vrai, qu’on fait « de sa vie une œuvre d’art », (Jean-Paul Daoust), une vie « antonyme du silence » (Sebastián Ibarra-Gutiérrez) où « c’est tous les jours la fête » (Elissa Kayal). Et pourtant, à travers ce tapage, on « encaisse » encore et encore (Emmelyne Octavie), parce que « la nuit n’a plus de fond » (Louise-Amada D.) et qu’on lui « offre tout » (Noémie Pomerleau-Cloutier). Chacun de ces textes est un phare dans le tumulte, une bouée qui émerge avec fracas pour rappeler que la nuit est cyclique et les rivages possibles.
Ce numéro accueille également Karianne Trudeau Beaunoyer, qui signe son tout premier texte pour le cahier critique, y rejoignant Monique Deland et reprenant le flambeau de Zéa Beaulieu-April. Du côté de la traduction, Luba Markovskaia propose une lecture délicate de l’œuvre d’Annick MacAskill, elle-même entre en dialogue avec la douloureuse figure de Niobé. Quant au feuilleton de Pascale Bérubé, il se poursuit avec un texte à la beauté fluide et incisive, tout de fonte et de fentes. Enfin, c’est au tour de notre directrice littéraire Stéphanie Roussel de reprendre son souffle, afin d’assurer le relais à l’écriture de son imposant reportage sur l’histoire d’Estuaire, qui se poursuivra dans le prochain numéro.
Nous soulignons aussi la contribution de Francis Paradis à ce numéro, dans le cadre d’une résidence d’édition au comité de rédaction d’Estuaire. Nous le remercions de l’avoir rêvé avec nous, ce cent-quatre-vingt-neuf aussi opulent que l’est son amour de la poésie.
À vos verres (santé!),
Marilou Craft & le comité de rédaction
Marilou Craft, Francis Paradis, Stéphanie Roussel
Margot Cittone
Atelier Mille Mille
Dominique Robert