Geneviève Tremblay, Orée Li, Roxana Hashemi, Laure Henri-Garand, Catherine-Alexandre Briand, Francesca Caiazzo, Audrey-Ann Cascon, Bélinda Bélice, Justina Uribe, Évelyne Ménard, Clara Lagacé, Pascale Des Rosiers, Jonas Fortier
Cindy Phenix
Manuel Tzoc par Renato Rodriguez-Lefebvre
un bruit de scie
brouille le silence
perce le mur
de nos frêles illusions
Hélène Dorion, Mes forêts
J’aime les arbres, mais je ne connais presque rien d’eux. Bouleaux jaunes, érables rouges, épinettes noires, chênes blancs. L’amour que je leur accorde est somme toute naïf. Je me contente de les côtoyer, sans chercher à savoir qui ils sont. N’empêche que certaines de leurs histoires de vie me hantent.
Jusqu’au début du 20e siècle, on retrouvait des milliards de châtaigniers d’Amérique sur le continent, particulièrement dans les forêts des Appalaches. L’espèce a été décimée, à une vitesse fulgurante, par une maladie mortelle : le chancre de l’écorce – aussi appelée « brûlure du châtaignier ». L’arbre malade est porteur d’un champignon parasite installé sur sa partie aérienne. Le champignon ne s’en prend à un arbre que s’il est déjà blessé, le pénétrant par ses plaies béantes. Une fracture de l’écorce, et la vulnérabilité est intégrale. La présence du chancre assèche l’écorce, qui finit par se soulever en lames. Puis la sève ralentit, se bloque, et les branches sont étranglées, une à une. Le centre du tronc se creuse lentement. Couvert de boursouflures jaunâtres, l’arbre agonise durant des années. Sa mort est certaine. De ces milliards de châtaigniers, il n’en resterait aujourd’hui que quelques centaines dans leur aire naturelle. Le chancre a été introduit sur le territoire par les peuples colonisateurs qui, en tentant d’implanter le châtaignier japonais pour en faire le commerce, ont fait voyager la maladie parmi une population d’arbres sans défense face à elle. Ce ravage est un des héritages de la suprématie blanche, et le reflet d’autres génocides.
On raconte que le voyage de Jacques Cartier et de son équipage leur aurait été fatal si ce n’avait été des arbres et des savoirs médicinaux autochtones. L’hiver, dont les explorateurs européens ne savaient rien, les aurait fait disparaître. Contraints à une alimentation carencée en vitamine C, ils seraient tous morts du scorbut. Selon ce que j’ai compris1, ce serait une communauté haudenosaunee qui les aurait soignés grâce à une décoction préparée avec les aiguilles et l’écorce d’un conifère – l’anneda –, qu’on broie et fait bouillir dans l’eau. Mais, de toute évidence, les colons ne connaissaient que le langage de la mort, la leur et celle des autres. « En 1542, un groupe de 200 Français conduit par Roberval passe l’hiver près du campement de Cartier. Au cours de cet hiver, environ 50 personnes meurent de la maladie, et il semble qu’aucun membre du groupe n’utilise le remède qui a sauvé les hommes de Cartier2. » L’enseignement de l’anneda en était un d’humilité et de partage ; sans doute était-il inaudible (et le demeure-t-il) pour celleux qui rêvent d’emprise et de destruction.
Pour des raisons similaires, les gens et les arbres continuent de crever.
Une vague sans précédent d’incendies vient de marquer l’été français. Des forêts entières sont disparues, et pour beaucoup d’entre elles, le feu a été déclenché par une action humaine. Fin juillet, un sapeur-pompier a été arrêté. Il a admis être responsable de plusieurs incendies des trois dernières années. Il était motivé par l’adrénaline, le sentiment d’un manque de reconnaissance et celui d’étouffer auprès de sa famille. Il aurait pu tenter de réduire en cendres les conditions d’une vie aliénante et ainsi brûler les murs de sa prison véritable, mais ç’aurait été une entreprise frustrante, pauvre en dopamine. A-t-il préféré croire qu’il lui était permis de se saisir de tout, sauf peut-être de sa propre transformation? J’avoue avoir de la misère à saisir cette impulsion destructive. Pourtant ce n’est pas un cas si isolé. D’autres sapeurs-pompiers sont suspectés du même crime. Gérard Millet, médecin-chef des sapeurs-pompiers de la Drôme et de l’Ardèche, explique : « La pyromanie est une addiction comportementale difficile à appréhender. En entretien de recrutement, nous prêtons attention aux antécédents de dépression, qui ne sont pas disqualifiants si la personne est stabilisée, et nous ouvrons la discussion sur le sujet des addictions3. » Il me semble qu’on cherche à la mauvaise place les signes avant-coureurs de l’incendie. On pathologise des gens qui, au final, agissent en accord avec leur culture.
Notre culture est malade. Les sociétés occidentales enseignent la dévastation, encouragent à la faire nôtre. Saccager dans la crainte d’une humiliation, aussi fantasmée puisse-t-elle être. Nous avons désappris à aimer les lieux que nous habitons, nous n’en connaissons plus que la valeur marchande. Explique-t-on aux apprentis sapeurs-pompiers qu’ils ont le droit de pleurer? Leur enseigne-t-on la beauté spectaculaire d’un bonheur simple? Les amène-t-on se promener en forêt pour y nommer les fleurs, les animaux, les nuages et les arbres? Peut-être que la première étape pour apprendre à éteindre des feux devrait être de s’asseoir sur l’herbe et dessiner le paysage à l’entour, puis partager les émotions qu’il suscite.
Au Québec, les frênes sont actuellement menacés par une épidémie d’agriles, un coléoptère parasitaire. Ce bupreste originaire de l’Asie du Sud est fort probablement arrivé ici, par accident, dans des emballages en bois au début des années 1990, mais sa présence n’a été confirmée qu’en 2002. L’insecte est magnifique, mêlant des teintes de vert – émeraude vif pour l’abdomen, métallique iridescent pour le dos. Il est difficile de le détecter assez tôt, puisque l’agrile ne laisse pas de traces visibles avant plusieurs générations. Les larves creusent des galeries sinueuses jusqu’au cambium et au phloème pour s’y nourrir. Les feuilles jaunissent, fanent, tombent, tandis que l’écorce et les branches se parsèment de fissures et de trous, des petits trous et des plus grands, ceux-ci creusés par des oiseaux, des pics cherchant à profiter du festin. Les pics mangent les agriles, mais pas en quantité suffisante pour éviter l’affamement de l’arbre, à qui elles volent eau et nutriments. Au Canada comme aux États-Unis, il n’existe aucun prédateur naturel en mesure de combattre la colonisation des frênes par les agriles, qui saccagent des régions entières en moins de dix ans. On choisit soit d’abattre les arbres infectés, soit de les traiter avec un biopesticide. Chaque année, des millions de dollars sont dépensés pour protéger les populations restantes de frênes, une espèce prisée dans les milieux urbains et l’industrie forestière. À Montréal, les personnes qui en possèdent ont l’obligation d’en prendre soin, avant qu’il ne soit trop tard4. Si les frênes ne faisaient pas d’aussi beaux meubles, d’aussi bons bâtons de hockey, d’aussi beaux décors à observer depuis nos appartements, est-ce qu’on essaierait de les sauver? Le soin reste encore trop souvent utilitaire, exécuté pour le profit et la jouissance qu’on en tire, sinon dans la contrainte ; rarement va-t-il de soi.
La migration des parasites suit les routes du commerce et de l’indifférence humaine. La chenille spongieuse – qui a été importée dans le Massachusetts en 1869, par Étienne Léopold Trouvelot, un entrepreneur français qui espérait se lancer dans le commerce du ver à soie – profite du réchauffement climatique pour proliférer dans les forêts ontariennes, qu’elle défolie sur des dizaines de milliers d’hectares. On prétend que les feuillus du Québec n’ont pas à s’inquiéter, même si une population inhabituelle de spongieuses est présente sur le territoire depuis 2021. L’inquiétude doit patienter, attendre l’imminence de la catastrophe, arriver en même temps que la panique. D’ici là, ne rien faire ou s’armer de résilience.
Les arbres font-ils du bruit quand ils tombent si les gens qui pourraient les entendre ont été décervelés? Devant chaque chêne et chaque bouleau que je croise, je pense au désastre qui les attend.
On aura beau exterminer les spongieuses, les agriles et le chancre que la vie n’en serait pas sauve, et la leur encore moins. La trajectoire de ces insectes et de ces champignons est le symptôme d’un malheur plus vaste, qui porte différents noms : patriarcat, capitalisme, colonialisme. Un symptôme autant qu’une métaphore parlante.
En prêtant une attention soutenue aux arbres – littéralement, en les observant de plus près –, on apprend un certain nombre de choses.
Leur écorce les protège, les nourrit et les soigne. Mais la force de l’écorce est équivalente à sa vulnérabilité. Jamais l’écorce ne se remet de ses entailles. Une blessure d’arbre et un trauma ont en commun de ne jamais disparaître. Ni l’arbre ni l’humain n’en guérissent. Une peau se forme simplement à l’entour ; le corps reste fragilisé.
L’écriture agit parfois comme une peau, pour recouvrir celle qui n’existe plus.
On perçoit dans ce cent quatre-vingt-huitième numéro l’élan qui pousse à écrire la blessure. Ce qui tremble finit par inquiéter. Les plaies piquent ; on les gratte. Ça ne laisse aucun repos. Jusqu’à ce qu’on soulève la peau pour observer ce qui grouille en dessous – un réel moins cosmétique.
Les mots semblent sortir par toutes les fentes du corps.
*
Les poèmes sont peuplés de départs et d’arrivées, de successions. Ce numéro est le dernier de Chloé Savoie-Bernard au comité de rédaction. Son passage aura marqué Estuaire d’une empreinte à méditer pour longtemps encore. Je tiens à la remercier pour son humour, sa complicité, son désir de transformation et sa patience, des qualités aussi importantes que la rigueur, la créativité et l’intelligence, qui la meuvent également. Grâce à elle, la fatigue est moins lourde et les forêts chantent plus fort.
Pascale Bérubé, elle, avait besoin de reprendre son souffle. Son feuilleton se poursuivra dans le prochain numéro.
Bonne randonnée,
Stéphanie Roussel & le comité de rédaction
[1] Je relaie cette histoire sans parvenir à être certaine de sa véracité. Tout ce que j’ai appris à l’école sur les peuples autochtones tenait du mensonge et de la manipulation des faits. Depuis plusieurs années, je m’éduque auprès des différentes communautés autochtones, puisqu’elles resteront toujours les seules gardiennes de leurs savoirs. Mon apprentissage est inconstant, trop lent, embourbé dans des siècles de désinformation. La difficulté s’accentue lorsque j’amorce une recherche sur un sujet en particulier parce que, bien souvent, je ne sais pas comment m’y prendre – ce que je dois croire, ce dont je dois me méfier. Il m’est plus facile d’apprendre au hasard des occasions qui se présentent à moi. Je ne le précise pas pour me justifier en cas d’erreur, mais pour vous avertir qu’il faut prendre ce que j’avance avec des pincettes.
[2] Owen Beattie, « Scorbut », dans L’encyclopédie canadienne, 2015. En ligne : www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/scorbut
[3] « Incendies : ces cas de pompiers pyromanes recensés en France cet été », dans France Live, 2022. En ligne : https://www.francelive.fr/article/france-live/incendies-ces-cas-de-pompiers-pyromanes-recenses-en-france-cet-ete-7578822/
[4] « Quoi faire avec son frêne », dans Montréal.ca, 2021. En ligne : https://montreal.ca/articles/quoi-faire-avec-son-frene-12514
un bruit de scie
brouille le silence
perce le mur
de nos frêles illusions
Hélène Dorion, Mes forêts
J’aime les arbres, mais je ne connais presque rien d’eux. Bouleaux jaunes, érables rouges, épinettes noires, chênes blancs. L’amour que je leur accorde est somme toute naïf. Je me contente de les côtoyer, sans chercher à savoir qui ils sont. N’empêche que certaines de leurs histoires de vie me hantent.
Jusqu’au début du 20e siècle, on retrouvait des milliards de châtaigniers d’Amérique sur le continent, particulièrement dans les forêts des Appalaches. L’espèce a été décimée, à une vitesse fulgurante, par une maladie mortelle : le chancre de l’écorce – aussi appelée « brûlure du châtaignier ». L’arbre malade est porteur d’un champignon parasite installé sur sa partie aérienne. Le champignon ne s’en prend à un arbre que s’il est déjà blessé, le pénétrant par ses plaies béantes. Une fracture de l’écorce, et la vulnérabilité est intégrale. La présence du chancre assèche l’écorce, qui finit par se soulever en lames. Puis la sève ralentit, se bloque, et les branches sont étranglées, une à une. Le centre du tronc se creuse lentement. Couvert de boursouflures jaunâtres, l’arbre agonise durant des années. Sa mort est certaine. De ces milliards de châtaigniers, il n’en resterait aujourd’hui que quelques centaines dans leur aire naturelle. Le chancre a été introduit sur le territoire par les peuples colonisateurs qui, en tentant d’implanter le châtaignier japonais pour en faire le commerce, ont fait voyager la maladie parmi une population d’arbres sans défense face à elle. Ce ravage est un des héritages de la suprématie blanche, et le reflet d’autres génocides.
On raconte que le voyage de Jacques Cartier et de son équipage leur aurait été fatal si ce n’avait été des arbres et des savoirs médicinaux autochtones. L’hiver, dont les explorateurs européens ne savaient rien, les aurait fait disparaître. Contraints à une alimentation carencée en vitamine C, ils seraient tous morts du scorbut. Selon ce que j’ai compris1, ce serait une communauté haudenosaunee qui les aurait soignés grâce à une décoction préparée avec les aiguilles et l’écorce d’un conifère – l’anneda –, qu’on broie et fait bouillir dans l’eau. Mais, de toute évidence, les colons ne connaissaient que le langage de la mort, la leur et celle des autres. « En 1542, un groupe de 200 Français conduit par Roberval passe l’hiver près du campement de Cartier. Au cours de cet hiver, environ 50 personnes meurent de la maladie, et il semble qu’aucun membre du groupe n’utilise le remède qui a sauvé les hommes de Cartier2. » L’enseignement de l’anneda en était un d’humilité et de partage ; sans doute était-il inaudible (et le demeure-t-il) pour celleux qui rêvent d’emprise et de destruction.
Pour des raisons similaires, les gens et les arbres continuent de crever.
Une vague sans précédent d’incendies vient de marquer l’été français. Des forêts entières sont disparues, et pour beaucoup d’entre elles, le feu a été déclenché par une action humaine. Fin juillet, un sapeur-pompier a été arrêté. Il a admis être responsable de plusieurs incendies des trois dernières années. Il était motivé par l’adrénaline, le sentiment d’un manque de reconnaissance et celui d’étouffer auprès de sa famille. Il aurait pu tenter de réduire en cendres les conditions d’une vie aliénante et ainsi brûler les murs de sa prison véritable, mais ç’aurait été une entreprise frustrante, pauvre en dopamine. A-t-il préféré croire qu’il lui était permis de se saisir de tout, sauf peut-être de sa propre transformation? J’avoue avoir de la misère à saisir cette impulsion destructive. Pourtant ce n’est pas un cas si isolé. D’autres sapeurs-pompiers sont suspectés du même crime. Gérard Millet, médecin-chef des sapeurs-pompiers de la Drôme et de l’Ardèche, explique : « La pyromanie est une addiction comportementale difficile à appréhender. En entretien de recrutement, nous prêtons attention aux antécédents de dépression, qui ne sont pas disqualifiants si la personne est stabilisée, et nous ouvrons la discussion sur le sujet des addictions3. » Il me semble qu’on cherche à la mauvaise place les signes avant-coureurs de l’incendie. On pathologise des gens qui, au final, agissent en accord avec leur culture.
Notre culture est malade. Les sociétés occidentales enseignent la dévastation, encouragent à la faire nôtre. Saccager dans la crainte d’une humiliation, aussi fantasmée puisse-t-elle être. Nous avons désappris à aimer les lieux que nous habitons, nous n’en connaissons plus que la valeur marchande. Explique-t-on aux apprentis sapeurs-pompiers qu’ils ont le droit de pleurer? Leur enseigne-t-on la beauté spectaculaire d’un bonheur simple? Les amène-t-on se promener en forêt pour y nommer les fleurs, les animaux, les nuages et les arbres? Peut-être que la première étape pour apprendre à éteindre des feux devrait être de s’asseoir sur l’herbe et dessiner le paysage à l’entour, puis partager les émotions qu’il suscite.
Au Québec, les frênes sont actuellement menacés par une épidémie d’agriles, un coléoptère parasitaire. Ce bupreste originaire de l’Asie du Sud est fort probablement arrivé ici, par accident, dans des emballages en bois au début des années 1990, mais sa présence n’a été confirmée qu’en 2002. L’insecte est magnifique, mêlant des teintes de vert – émeraude vif pour l’abdomen, métallique iridescent pour le dos. Il est difficile de le détecter assez tôt, puisque l’agrile ne laisse pas de traces visibles avant plusieurs générations. Les larves creusent des galeries sinueuses jusqu’au cambium et au phloème pour s’y nourrir. Les feuilles jaunissent, fanent, tombent, tandis que l’écorce et les branches se parsèment de fissures et de trous, des petits trous et des plus grands, ceux-ci creusés par des oiseaux, des pics cherchant à profiter du festin. Les pics mangent les agriles, mais pas en quantité suffisante pour éviter l’affamement de l’arbre, à qui elles volent eau et nutriments. Au Canada comme aux États-Unis, il n’existe aucun prédateur naturel en mesure de combattre la colonisation des frênes par les agriles, qui saccagent des régions entières en moins de dix ans. On choisit soit d’abattre les arbres infectés, soit de les traiter avec un biopesticide. Chaque année, des millions de dollars sont dépensés pour protéger les populations restantes de frênes, une espèce prisée dans les milieux urbains et l’industrie forestière. À Montréal, les personnes qui en possèdent ont l’obligation d’en prendre soin, avant qu’il ne soit trop tard4. Si les frênes ne faisaient pas d’aussi beaux meubles, d’aussi bons bâtons de hockey, d’aussi beaux décors à observer depuis nos appartements, est-ce qu’on essaierait de les sauver? Le soin reste encore trop souvent utilitaire, exécuté pour le profit et la jouissance qu’on en tire, sinon dans la contrainte ; rarement va-t-il de soi.
La migration des parasites suit les routes du commerce et de l’indifférence humaine. La chenille spongieuse – qui a été importée dans le Massachusetts en 1869, par Étienne Léopold Trouvelot, un entrepreneur français qui espérait se lancer dans le commerce du ver à soie – profite du réchauffement climatique pour proliférer dans les forêts ontariennes, qu’elle défolie sur des dizaines de milliers d’hectares. On prétend que les feuillus du Québec n’ont pas à s’inquiéter, même si une population inhabituelle de spongieuses est présente sur le territoire depuis 2021. L’inquiétude doit patienter, attendre l’imminence de la catastrophe, arriver en même temps que la panique. D’ici là, ne rien faire ou s’armer de résilience.
Les arbres font-ils du bruit quand ils tombent si les gens qui pourraient les entendre ont été décervelés? Devant chaque chêne et chaque bouleau que je croise, je pense au désastre qui les attend.
On aura beau exterminer les spongieuses, les agriles et le chancre que la vie n’en serait pas sauve, et la leur encore moins. La trajectoire de ces insectes et de ces champignons est le symptôme d’un malheur plus vaste, qui porte différents noms : patriarcat, capitalisme, colonialisme. Un symptôme autant qu’une métaphore parlante.
En prêtant une attention soutenue aux arbres – littéralement, en les observant de plus près –, on apprend un certain nombre de choses.
Leur écorce les protège, les nourrit et les soigne. Mais la force de l’écorce est équivalente à sa vulnérabilité. Jamais l’écorce ne se remet de ses entailles. Une blessure d’arbre et un trauma ont en commun de ne jamais disparaître. Ni l’arbre ni l’humain n’en guérissent. Une peau se forme simplement à l’entour ; le corps reste fragilisé.
L’écriture agit parfois comme une peau, pour recouvrir celle qui n’existe plus.
On perçoit dans ce cent quatre-vingt-huitième numéro l’élan qui pousse à écrire la blessure. Ce qui tremble finit par inquiéter. Les plaies piquent ; on les gratte. Ça ne laisse aucun repos. Jusqu’à ce qu’on soulève la peau pour observer ce qui grouille en dessous – un réel moins cosmétique.
Les mots semblent sortir par toutes les fentes du corps.
*
Les poèmes sont peuplés de départs et d’arrivées, de successions. Ce numéro est le dernier de Chloé Savoie-Bernard au comité de rédaction. Son passage aura marqué Estuaire d’une empreinte à méditer pour longtemps encore. Je tiens à la remercier pour son humour, sa complicité, son désir de transformation et sa patience, des qualités aussi importantes que la rigueur, la créativité et l’intelligence, qui la meuvent également. Grâce à elle, la fatigue est moins lourde et les forêts chantent plus fort.
Pascale Bérubé, elle, avait besoin de reprendre son souffle. Son feuilleton se poursuivra dans le prochain numéro.
Bonne randonnée,
Stéphanie Roussel & le comité de rédaction
[1] Je relaie cette histoire sans parvenir à être certaine de sa véracité. Tout ce que j’ai appris à l’école sur les peuples autochtones tenait du mensonge et de la manipulation des faits. Depuis plusieurs années, je m’éduque auprès des différentes communautés autochtones, puisqu’elles resteront toujours les seules gardiennes de leurs savoirs. Mon apprentissage est inconstant, trop lent, embourbé dans des siècles de désinformation. La difficulté s’accentue lorsque j’amorce une recherche sur un sujet en particulier parce que, bien souvent, je ne sais pas comment m’y prendre – ce que je dois croire, ce dont je dois me méfier. Il m’est plus facile d’apprendre au hasard des occasions qui se présentent à moi. Je ne le précise pas pour me justifier en cas d’erreur, mais pour vous avertir qu’il faut prendre ce que j’avance avec des pincettes.
[2] Owen Beattie, « Scorbut », dans L’encyclopédie canadienne, 2015. En ligne : www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/scorbut
[3] « Incendies : ces cas de pompiers pyromanes recensés en France cet été », dans France Live, 2022. En ligne : https://www.francelive.fr/article/france-live/incendies-ces-cas-de-pompiers-pyromanes-recenses-en-france-cet-ete-7578822/
[4] « Quoi faire avec son frêne », dans Montréal.ca, 2021. En ligne : https://montreal.ca/articles/quoi-faire-avec-son-frene-12514
Marilou Craft, Stéphanie Roussel, Chloé Savoie-Bernard
Margot Cittone