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Polliniser
Marilou Craft, Stéphanie Roussel

Ce cycle estuarien, paré des œuvres de Cindy Phenix, a débuté par l’écorce. Dans le liminaire du cent-quatre-vingt-huitième numéro, j’évoquais le phénomène des pompiers pyromanes qui déciment des forêts entières, en France. Nous n’avons pas cessé de penser aux arbres ; et plus nous pensons aux arbres, plus leur mort, bien au-delà des coupes à blanc imposées par l’industrie forestière et même des incendies volontaires, nous semble refléter l’histoire sociale et coloniale de la domination.

L’été dernier, au moment d’articuler les thèmes de l’année qui maintenant se clôt, un ciel orangé pesait sur la côte ouest de l’Île de la Tortue. Nous observions, avec autant d’inquiétude que de fascination, l’étrange superposition des danses TikTok virales et des feux de forêt qui y apparaissaient en toile de fond, comme de simples figurants dans une routine infernale. Après des temps de confinements forcés que l’on espérait révolus, l’urgence de vivre se surexposait ostensi- blement à la crise climatique. L’opulence, écrivais-je à mon tour en introduction du numéro suivant, se fête en grand : à la fois chant du cygne et improbable second souffle.

L’ocre a continué de gagner du terrain, et surplombe de nouveau plu- sieurs régions du Québec, rendant l’air irrespirable. En date du 6 juin 2023, nous pouvons affirmer que la saison des feux de forêt aura été désastreuse. Elle vient tout juste de débuter, et déjà 160 000 hectares ont été affectés au sud du 51e parallèle, une superficie 10 fois plus grande que la moyenne annuelle pour l’ensemble d’une saison dans la dernière décennie.

160 000 hectares de forêt, et combien d’animaux décédés ?

160 000 hectares de forêt où grouillaient des milliers d’animaux, et combien de communautés mises en alerte, de systèmes respiratoires affaiblis ?

Est-il possible de quantifier ce qui aurait pu être épargné si on n’avait pas tant écorché les savoirs et pratiques autochtones ?

Au bout du compte, ce ne sont pas que les pyromanes qui font flamber les forêts. La destruction n’est pas restreinte à un seul geste, à un état, à un lieu. Le feu est abondant, et on se l’arrache.

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Dans ce numéro-ci, par deux fois, le lilas surgit. Il s’agit de mon arbre préféré – du mien aussi. Sa floraison rappelle, chaque printemps, que la lumière finit par revenir et éclipser la dépression, mais l’espoir est aussi fragile que le parfum du lilas est fugace. Alors je hume tous les lilas que je croise – je fais la même chose sur mon propre chemin, puis mai se termine pour tout le monde.

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Au moment d’écrire ce liminaire, le troisième tiers du printemps est bien entamé. Tous les jours, de nouvelles fleurs éclosent. Les pétales sont grands ouverts, découvrant les étamines en vue de la dissémina- tion du pollen par le vent, les abeilles et beaucoup d’autres animaux – ceux qui ont survécu jusqu’ici.

Les étamines ne sont pas des organes indivisibles. Elles sont com- posées de filets qui, lorsque soudés – en un ou plusieurs faisceaux – sont dits « adelphes », un terme dont la racine grecque produit autant les mots « frère » (adelphos) que « sœur » (adelphé), et plus tardivement le substantif désignant une communauté de frères et de sœurs (adelphotès).

Entre les fleurs et la famille, ce qui nous semble commun tient de la soudure, d’un lien de solidarité implicite, d’une force de la nature.

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Très souvent, j’ai l’impression que les mots manquent en français.

Comment exprimer les façons de vivre que véhicule l’idée de « kinship » si dans le mot « parenté », le lien familial l’emporte sur la relation d’affinité qui se construit à travers la proximité, le rapprochement au-delà du foyer ?

En fait, même quand les mots existent, on ne les utilise pas ; beau- coup vont jusqu’à s’opposer à leur emploi.

En anglais, l’usage du mot « sibling » est fréquent, alors que celui de son équivalent français – « adelphe » – est extrêmement rare, et sujet à polémique, bien qu’on le recense dans l’usage depuis plusieurs décennies.

Malgré les solutions de remplacement, qui sont loin d’être nouvelles, on ne se sort pas d’une filiation habitée par les fils.

Quand je remonte ainsi le fil des mots, je me demande si je cherche trop à décortiquer le langage, ce que je pense pouvoir y trouver.

J’en viens à me dire qu’il existe trop de mots – des mots qui agissent comme des œillères empêchant l’imagination. Le français est obsédé par le genre des êtres et des choses. Ce n’est pas le cas de toutes les langues.

Sans doute que si les hommes veulent que le masculin l’emporte sur tout, il leur convient d’identifier ce qu’ils ne sont pas pour réduire plus efficacement ce « non-masculin » au silence.

Si certaines langues envisagent le monde de manière non genrée, est- ce croire que la pensée peut se dissoudre, se laisser déplacer ?

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Les mots sont comme des fleurs. S’il y en a que nous désirons voir se propager, nous devons les polliniser.

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Liberté, égalité, fraternité, dit la devise française.

La fratrie dont il est question n’en est pas une de sang. Elle se substitue d’ailleurs au pouvoir hérité de la monarchie. Saisie dans sa dimension religieuse, politique ou militaire, elle vient désigner le frère moine, le frère d’armes ou le frère politique. Le frère est donc nécessairement un homme, puisque longtemps seuls les hommes avaient le droit de tenir l’un de ces trois rôles.

En 2018, le Haut Conseil à l’Égalité entre les hommes et les femmes a émis un avis relatif à la révision constitutionnelle dans lequel il est recommandé que soit remplacé « fraternité » par « adelphité » ou « solidarité 2 ». Cinq ans plus tard, l’âge des frères n’est toujours pas révolu.

Sur le fronton de chaque mairie en France, la devise inchangée est peut-être à lire comme un avertissement : les politiques publiques sont au service des hommes, ceux qui sont blancs et qui, sans néces- sairement être riches, gagnent nécessairement un bon salaire.

Au-delà du genre, la fraternité est un état d’unité mis au service d’une nation.

La liberté et l’égalité nécessitent, certes, le support d’autrui, mais comment faire pour que cette solidarité ne soit pas nationaliste ?

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Observez les personnes qui vous entourent, que vous dites aimer. À qui choisissez-vous concrètement de vous souder ?

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Fraternité, sororité, adelphité : l’entraide se base sur le modèle familial, comme si la famille était, par défaut, une communauté aimante.

Combien de familles nucléaires ou choisies requièrent le silence en échange de leur amour ? Est-ce vraiment cela, l’amour, si pour le recevoir, on exige de faire abstraction des blessures et des malaises ? Est-ce encore une famille si la saine colère, le dégoût et la tristesse en sont bannis, ou que leurs seules formes permises sont incendiaires ?

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Pour son numéro cent-quatre-vingt-dix, Estuaire vous invite à in- terroger les relations entre adelphes. Comment ces appartenances s’amorcent-elles, ou éclatent-elles en morceaux ? Tout contact est un risque, tout lien exige d’en prendre soin, toute solidarité comporte la potentialité d’une déchirure, tout amour est une invitation à se remettre en question.

es poèmes d’Angelina Guo voltigent entre les allées d’un avion et celles d’un dépanneur. Les voix entremêlées d’Olivia Tapiero et de Simon Brown roulent et s’écorchent dans la boue. Et plus creux encore, Roxane Nadeau écrit : « En dessous c’est à propos de nous ». À travers l’écroulement, Cassia Narbonne bâtit de vastes « rêves de jardin », Mélissa Labonté abreuve les racines de l’amitié pour y trouver refuge, Alasdair Rees invite les « rhizomes » entre nous à nous submerger et Monique Deland nous ouvre « [u]ne cachette, qui respire au futur ». La poésie permet ces actes de foi envers des versions de soi à venir, des altérités à rencontrer, des ailleurs à inventer. Po B. K. Lomami tisse ainsi des liens entre « adelphes d’une généalogie du nulle part », que parcourt Dédé Chen dans sa propre « marche devant », où toustes finissent par se rassembler : malgré tout, « ensemble nous libère », rappelle Pascale Cormier. Dans la suite de son feuilleton, Pascale Bérubé pressent cette urgence et l’investit d’emblée : « nous commencerons par les corps ». Mon corps, lui, était encore trop épuisé pour poursuivre le travail exigeant du reportage sur l’histoire d’Estuaire ; le troisième épisode finira par paraître, c’est promis.

Qu’importe sa durée, sa beauté ou sa violence inavouable, toute relation est une semence.

Le cœur gros, nous devons dire : adieu Annie Lafleur. Durant presque dix ans, tu auras auréolé Estuaire de beauté, en orchestrant le choix des couvertures. Nos 161 à 190, cela fait 30 fois le souffle coupé. C’est un leg immense. Nous nous souviendrons. « J’aimerais que la forêt soit témoin » de ce qui s’essouffle et persiste – ici, c’est Lisa Robertson qui écrit, Jeannot Clair qui traduit, et toutes nos forces qui se joignent aux leurs pour mieux résister aux flammes.

En espérant que ce numéro vous fournira un peu d’engrais,

Marilou Craft & Stéphanie Roussel