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Mourir éternellement
Monique Deland

Au mois de septembre dernier, le Festival international de la poésie de Trois-Rivières annonçait ses titres lauréats pour l’année 2021. Le Grand Prix Québecor, qui est le prix le plus prestigieux du Festival – et l’un des prix les plus généreusement dotés au Québec –, est allé à Jardin-cendre d’Hugues Corriveau.

Depuis 1978, l’auteur a pratiqué presque toutes les formes d’art littéraire : la poésie, le roman, le récit, la nouvelle, l’essai et la critique1. Mais c’est sans doute la première qui constitue le fil rouge de son œuvre, puisque le nombre de livres de poésie compte à lui seul pour la moitié des titres publiés. Son seizième recueil, Jardin-cendre, peut être lu comme un prolongement du précédent, publié un an plus tôt. En effet, Et là, mon père suivi de Et là, ma mère2abordait déjà la thématique du deuil. Cette fois-ci, le poète dépasse le contexte particulier du décès de ses deux parents pour étendre l’idée à tout ce qui meurt autour de lui. Il « ferm[e] les yeux / pour penser le monde / dans sa rondeur », c’est-à-dire dans sa globalité.

Dès le premier poème, qui commence par « [j]’ai jardiné ce matin », Corriveau présente son « [p]rojet de creuser / le sol pour y enfouir / des afflictions de craie. » L’usage du mot « enfouir » nous indique que le poète n’entend pas déterrer les morts pour les ramener à la vie ou pour en raviver le souvenir au présent, mais qu’il souhaite plutôt ajouter de nouvelles disparitions à la collection déjà existante.

La lecture de cette même première page révèle encore ceci : « Je ne connais pas les os / que je plante dans la terre. » Et on comprend par là que le « jardin-cendre » dont il est question sera celui qui héberge l’humanité entière, destinée à naître puis à mourir dans le grand temps cosmique de la planète.

Bien sûr, concevoir à l’avance la mort de toute vie implique d’imaginer aussi la sienne. « Je renonce à la beauté. / Je ne suis qu’une errance, / sans le souffle / nécessaire à durer », « moi poursuivi / par ma propre nuit. » Les choses vivantes prennent la couleur des choses mortes, « les ombres / aux ombres s’emmêlent », et les frontières se dissolvent. L’auteur se dit « pris au piège / de l’urne de verre soufflé », et ses proches disparus (qui sont eux-mêmes des « êtres pris au piège / des mathématiques cryptées ») participent de la même « intraduisible / déchéance de naître. » Disons-le tout de suite : c’est une histoire qui finit mal. « Entre quatre murs, / tu mourras. »

D’ici là, le « je » continue.

Je survis dans le paysage,
sans ceux-là qui convient
les spectres, anciens
compagnons.
Fractures du crépuscule.
Une même flamme
dans l’œil, frappé
par la frayeur
de l’aurore rompue.
Ciel d’alvéoles.

La sensation d’isolement induite par cette image des alvéoles (petites cellules séparées) est présente dans tout le recueil, et elle s’exprime avec une grande intensité dramatique. « Nulle / plus lourde sentence / que l’absence, celle / des anciens aimés, / retournés, curieux rats / dans leur galerie de solitude. » Cette impression de réclusion trouve

à s’illustrer à travers l’image de la prison – prédominante en ce qu’elle concerne autant le présent de l’âge adulte que le temps révolu de la petite enfance. « Prisonnier que je suis / de ma fascination / pour vous, mes tranquilles / reposés », « [j]e me replie, pelote de laine, dans mon lit à barreaux. »

L’esseulement est vécu comme un « [g]arrot serrant la poitrine », et son effet est aggravé par l’utilisation de plusieurs noms évoquant (au sens propre ou figuré) les matières froides. La glace, la roche, la glaise, le granite, la cendre, le crépuscule, le plomb, les clôtures de forge, les os cassants et les fractures, tous ces mots se combinent pour aggraver l’état d’immobilité, et le grand champ sémantique qui en résulte crée un climat de captivité où le carcan de la mort entrave la liberté du vivant.

La seule chose qui crée encore du mouvement (ou bien qui en pro- cède), c’est l’écriture. Aussi appelé « oiseau-lyre de mes doutes », le geste d’écrire prend une place suffisamment centrale dans ce livre sur le deuil pour que l’auteur y consacre une section entière. Une citation de Louise Cotnoir, mise en exergue à cette troisième partie du recueil – intitulée « Des mots » –, dit bien le réconfort apporté par la littérature qui tente de s’opposer à l’immobilité de la mort. « On refuse de baisser les bras / Devant les mots qui démissionnent3. » Voilà qui exprime avec clarté le combat qu’il convient d’engager contre cette

[e]xtrême déraison du silence.
Point par point, la ligne
se trace, démarcation,
entre le tremble de la lumière
et le grand revenant du soir.
Les sulfures immobiles,
les boules de neige immobiles,
tant de joie immobile
attendant des révélations.

L’acte d’écrire procure à l’auteur « des moments de grâce, / créés par l’exacte brillance / de l’encre ainsi répandue. » Il parle de « [s]a fuite des sens / dans l’écriture », laquelle permet de circonscrire les ravages induits par « [s]a misère d’exister » dans « le corps désastré ». Ce qui est demandé aux mots ? De « [f]ranchi[r] la distance, / l’espace ima- ginable. / Il y a plus, / il faut qu’il y ait plus. » Mais l’aspect rutilant de l’encre et des mots est loin de pouvoir occulter ce « silence » qui les contamine avant le temps. Cet « immobile désir / de nos mots » et cette volonté de croire en un au-delà porteur d’une « vie soutenue » susceptible de donner un sens à l’aventure humaine restent à l’état de vœux pieux. Ils ressemblent davantage à une soif inassouvie, qui servirait d’ancrage, de tremplin et de moteur aux très nombreuses publications de l’auteur. « Muets sont / les êtres englués d’encre. / Requiem entre les pages / de mes livres. »

Le fantasme de défier la mort, on le sait, est immémorial. Et c’est peut-être ce qui incite le poète à recourir à un style intemporel, qui n’est ni classique ni romantique, et qui se tient à distance des formes à la mode.

Autour se pose le soleil
qui repose sa lumière.
L’heure tranquille adoucit.
Les fumerolles s’élèvent
des corolles assoiffées.
La paix. L’aurore odore,
les pépiements réveillent
le couvert des arbres.
Les souches craquent
depuis des siècles. Cassées,
les racines créent des brisures
de verre. Et la clarté, la clarté
s’obscurcit à la brunante.
Arrivent de l’horizon
les rumeurs de l’horreur,
les odeurs de sang
remontées des plaines.

La césure ne cherche pas à provoquer l’étonnement, et la lecture du texte se fait sans heurt. L’auteur procède à la description de paysages suspendus, impossibles à situer concrètement – pas plus dans l’espace que dans le temps –, à plus forte raison lorsque sont évoqués le monde des songes ou les souvenirs d’enfance.

Les inversions syntaxiques et les répétitions sonores sont combinées à un choix lexical qu’on pourrait dire sorti de l’usage. Ces décisions formelles concourent à créer une espèce de no man’s land du langage, une sorte d’apesanteur générale, qui permet d’installer le propos dans un arrière-pays mental où rêver d’atemporalité et d’immortalité est possible. L’auteur résume la perspective poétique de son Jardin-cendre en ces quelques mots : « le temps ne compte pas / ses défections. » Les titres des neuf sections du livre vont exactement dans le sens de ces « langues [qui] remontent / le temps », en ce que chacun d’eux4 commence par la particule « de », rappelant les titres argumentaires utilisés par les poètes et les prosateurs de la Renaissance.

Le thème de la mort est abordé sous divers angles : oui, les proches, oui, soi-même devant sa propre fin annoncée, mais aussi les êtres condamnés « mains derrière la nuque [au] mur d’exécution », les « pendu[s] […] la nuque à bout / de souffle », les « noyés aux yeux / lucides devant l’abîme », les « migrants […] voyageurs à genoux [en attente de] la traversée », « [l]es enfuis » tombés sous les « galets des lapidations », « les fauves, les gisants / de ma tête qui les imagine / puants, décomposés », les ancêtres préhistoriques aux « cheveux de fourrure », et « les petits [qui] joue[nt] aux soldats ». Tous ces êtres « rameuté[s] / par une tristesse / qui ne se raisonne pas » forment une ronde élégiaque qui dépeint la déperdition « des théâtres vivants » à travers les siècles d’histoire humaine et « d’outre[s] vidée[s] ».

C’est avec des « phrases pierreuses / dans la gorge » et des « mots graveleux / râpant le souffle » qu’Hugues Corriveau décrit le « dernier spectacle » et « l’effondrement des chairs » dans leur « pacte d’os. » Car, « il m’incombe de survivre ». D’évidence, ça se fait, via l’écriture, « sans prière, sans certitude », « avec, entre les doigts, / du vent vide. » Et ça dure, malgré tout, depuis bientôt quarante-cinq ans. Le poète d’expérience n’a vraisemblablement pas fini d’arpenter son « jardin-cendre », qui brûle encore de braises bien chaudes.


  1. Il a été critique de poésie et de roman à la revue Lettres québécoises de 1990 à 2011, et il est critique de poésie au quotidien Le Devoir depuis 2006. ↩︎

  2. Et là mon père suivi de Et là ma mère, Montréal, Éditions du Passage, 2020. Recueil finaliste au prix du Gouverneur général 2020. ↩︎

  3. Louise Cotnoir, Des nuits qui créent le déluge, Montréal, Éditions du Noroît, 1994. ↩︎

  4. Les neuf titres de sections reprennent la même tournure syntaxique : « Du reposoir », « De la chambre », « Des mots », « Des profondeurs », « De la nostalgie », « Des origines », « Du silence », « De la lucidité », et « De la fin ». ↩︎