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L’ossature d’une histoire d’amour
Monique Deland

Le travail de Chantal Neveu est aussi sensuel que cérébral. La démarche de la poète est globale, et l’attention qu’elle porte à l’aspect matériel de ses écrits trouve écho dans les thèmes abordés. Ou alors, c’est l’inverse, mais c’est pareil. Depuis son premier titre publié en 2005, Chantal Neveu parle d’amour charnel. Des livres comme coït[1] ou encore des affiches comme Je suis venue faire lamour[2] sont assez explicites pour qu’on comprenne la direction.

            Son plus récent livre s’intitule minimalement you (avec une minuscule, comme c’est le cas pour chacun des mots du recueil, et comme c’est aussi le cas pour chacun des mots de ses deux derniers titres). Il raconte l’histoire d’une aventure amoureuse, vraisemblablement avec un anglophone – d’où le titre en anglais – qui semble habiter un continent différent : «six fuseaux en amont en aval». Si le thème de l’amour en littérature n’a rien de trop nouveau, la poète choisit d’en parler en explorant une forme rafraîchissante, qui vient faire contrepoids à l’usure du sujet.

            L’esthétique très graphique et délibérément contemporaine de you permet de magnifier le caractère expressif du texte, même si celui-ci se présente davantage comme une valeur accrue arrivée par la bande que comme une réponse à un but directement visé par Neveu. En effet, le recours à cette façon de faire ne correspond pas plus à une volonté de déjouer le caractère éculé du thème qu’à celui d’accentuer artificiellement le plaisir de la lecture. C’est tout simplement la manière naturelle de Neveu, qui écrit en accordant une grande importance à la disposition graphique des vers sur la page et à l’espace blanc autour des mots. Depuis 2010, les expérimentations formelles de la poète se renouvellent constamment, et elles s’illustrent de toutes sortes de façons – incluant l’utilisation de colonnes délimitées par des règles verticales dont la numérotation demeure visible en haut des pages[3]. Les livres de poésie de Chantal Neveu sont faits pour être vus autant que pour être lus.

            La configuration textuelle de you joue dans les mêmes eaux, et elle peut surprendre de prime abord – peut-être même rebuter. Mais dépasser le stade de l’inconfort permet d’accéder à une véritable fête du langage qui s’illustre à travers un «vocabulaire capiteux». Le texte se donne comme un long poème ininterrompu, sans strophes, ni sauts de page, ni sections. À part une quinzaine de lignes dont les mots sont agglutinés en un bloc de prose (vers la fin du recueil), tout le texte est disposé de la même façon : de pleines pages de vers brefs écrits à double interligne[4] et justifiés à gauche, sans aucune ponctuation. La plupart des vers n’ont qu’un seul mot – pour un total d’une trentaine de mots par page, en moyenne –, ce qui peut donner l’impression d’un poème en colonnes. Des retours à la ligne réguliers font que chaque page (à travers son nombre maximal de lignes utilisables) est noircie au maximum de sa capacité.

            Après quelques pages, on se rend compte que l’étrangeté de la manière n’est pas due à l’organisation typographique du texte, mais plutôt à la voix qui s’exprime – ou ne s’exprime pas – à travers elle. Cette voix se donne par à-coups, pour ainsi dire, en ne conservant que l’essentiel de chaque idée. En effet, la plupart du temps, l’écriture de Neveu laisse tomber tout ce qui relève de l’articulation, de la coordination ou de la subordination, pour ne libérer que la part indispensable d’une parole fractionnée.

            Voici le décor, qui donne une idée de la forme.

ascension
les façades le quartier
rémanence de Rio
une cour un jardin
l’escalier
colimaçon
les degrés
enchanteurs
les érables
adjacents
les faux acacias
figuration de caresses
bruissement arrondi d’une fontaine
son ténu
goût métallique de la ville
un magnétisme
du palais aux narines
résonance infra […]
nous faisons connaissance […]
sommes-nous déjà nus

Le texte saute d’un vers à l’autre, à la façon d’une caméra qui braquerait son objectif sur un seul détail à la fois, avant de présenter le suivant. On est devant une succession de plans fixes : pas de travelling, ni de plan-séquence, ni de grand-angle qui nous permettraient d’avoir accès au tableau complet. On ne voit qu’un élément immobile du catalogue à la fois, un peu comme si on lisait les entrées d’une table des matières. D’ailleurs, les verbes (souvent porteurs de mouvement) sont beaucoup plus rares que les noms, ce qui donne lieu à une poésie très nominale : des « filets de syntaxe » qui pourraient évoquer quelque chose comme l’ossature d’un script. Et c’est à nous d’habiller le squelette minimal de ce qui est explicitement formulé, en imaginant le liant manquant entre les mots, entre les lignes.

            La description des lieux (à travers leur décor naturel ou les objets physiques qui en participent) compte pour une grande part du texte. Mais on tombe aussi sur la description d’actions ou encore d’objets mentaux, comme les interprétations ou les jugements. C’est l’occasion pour la poète d’amener une parole plus intégrale, plus complète sur le plan de la syntaxe. On a alors quelques phrases entières, avec sujets et verbes conjugués (et compléments, parfois).

nous nous embrassons
convergence
bracelet-montre détaché
table haute
le temps une invention
battements
la courbe des paupières
nous nous prenons
devant
miroir
sur ma nuque
un souffle
tu es mon fantasme

Le livre décrit une histoire d’attirance physique mutuelle entre une femme et un homme. Pourtant, la survenue des personnages dans le récit provoque chaque fois une impression de surprise, voire de décalage ou de bigarrure. Leur incursion dans les poèmes vient en changer drastiquement le ton, puisque ceux-ci sont tout à coup augmentés d’articulations, figurées par des verbes conjugués que l’on ne retrouve pas ailleurs. La bascule entre poésie nominale et phrase complète vient augmenter l’hétérogénéité du texte (déjà mise en place par l’énumération d’éléments disparates), et les poèmes s’étonnent presque de la survenue d’êtres humains au milieu des objets inanimés. L’aspect décharné et froid du texte – résultant des descriptions cliniques, faites comme s’il n’y avait personne derrière la caméra – est ainsi neutralisé par les fluctuations d’une voix qui alterne entre ces deux postures pour décrire tantôt la réalité objective, tantôt la charge du désir sexuel.

            Quant à l’histoire, elle a tôt fait de se compliquer, car elle va de pair avec la présence d’«un amour irréductible / sa femme / valeur accordée au cumul des années / labeur face aux obstacles / emprise viscérale / forme de crainte / dévotion». Cette troisième pointe du triangle amoureux arrive également avec «au creux des plis / une lumière / verticale / au milieu du lit / merveille / une enfant / attendue rencontrée recueillie reconnue / adoptée / adorée». L’enfant (qui est le fruit de l’union légale entre «you» et «sa femme»), d’une part, et la mère du même enfant, d’autre part, sont deux personnages qui viennent à coup sûr mettre des bâtons dans les roues de la relation d’amour naissante entre «you» et la narratrice, mais qu’à cela ne tienne. L’«arrogante confiance des amoureux» fait qu’ils «ne résist[ent] pas aux vecteurs d’envoûtement». Pourtant, pendant ce temps-là, «l’épouse» existe, et elle sait.

phénomène d’exception
elle connaît ton existence dans ma vie
avoir repéré le changement thermique
soupçonné une liaison
cherché les preuves
trouvé la correspondance
bien en vue
par inadvertance
négligence
acte manqué
lâcheté
stratégie de révélation
avoir préféré la transparence
braver
la complexité de la situation

Cette situation implique de «manœuvrer dans l’indécidable / l’absence / les attentes altèrent la spontanéité / ne recevoir que des ondulations cellulaires […] / défaut de présence / jalousies de type mineur». Le contexte n’est pas idéal, et il faut se rendre à l’évidence : «je propose la rupture / explosion / femme de peu de foi / un dard / rager devant l’injustice». C’est la «crise au paroxysme» : «prophétiques mes pleurs en cascades», en dépit desquels le réflexe de salut se fait plus fort que tout : «sois rigoureuse / sois libre / garde le cap / stoïque». Au bout du compte, cet échec relationnel s’avère une «opportunité de sapience».

            La narratrice passe par-dessus « l’odieux de la rupture », et elle dénoue la crise en choisissant d’aller «nager / avec les ions», «plénitude / aquatique / érotique», et en se laissant envoûter par le « parfum de tilleuls» ou par la joie toute simple de «lancer des cerises gorgées d’eau dans la salade». La sensualité est remise au premier plan, mais autrement. Pour changer le mal de place, la poète s’en remet à l’hédonisme relié à la nature et aux promenades en forêt : «le sublime / l’air / sérénissime / vitalité / souveraine / cage / plexus / sacré / solaire / hémisphères / décristallisés / bouger / hors de la voûte / littéralement / repartir / du belvédère / mortelle / désinvolte / au gré / plain-chant», ainsi qu’aux techniques corporelles comme la Méthode Feldenkrais.

            Dans le travail de Chantal Neveu, les «formes terrestres» qui relèvent du corps – corps humain ou corps du texte écrit – sont toujours en équilibre avec leur contrepartie : les formes plus abstraites de l’intellect, du raisonnement et de la réflexion. La narratrice mise donc tout autant sur la littérature, sur la philosophie et sur la «leçon tardive / Montaigne». Elle lit «Lou Andreas-Salomé / Spinoza Diel Ogien Klein», et le Huainan zi taoïste, entre autres choses. Et, comme de fait, elle constate que «la tristesse s’affaiblit / les griefs tombent».

            Vers la fin, le bloc de prose d’une quinzaine de lignes (évoqué plus haut) se distingue visuellement du reste du texte qui, lui, est écrit en vers brefs. Ce changement typographique répond à une exigence de contenu différent. On délaisse l’énumération contemplative des objets, la description sensuelle de leurs formes, de leurs couleurs, de leurs sons ou de leurs odeurs, pour basculer dans l’univers abstrait d’un discours intérieur qui s’organise de manière plus fluide. La narratrice dresse le bilan de la situation, en tentant de donner un sens à l’aventure avortée, pour mieux reprendre pied. La phrase s’allonge, comme s’il s’agissait de rééquilibrer la perspective plus nominale des pages précédentes.

nous n’avons pu rassembler les conditions de présence il n’y eut ni signe externe ni somme critique ni point de basculement passage à l’action je ne sais quoi seul un absolu funeste mobile horizon factice rassasions-nous autrement neutralisons les afflictions les arabesques les névroses le néfaste […] terreau mental fondamental cerveau intellect charnel organe chéri nous nous plaisons nous perdons-nous nous ne ferons plus l’amour mon amour épanouissons le vivable

Le recueil fait le récit de cette aventure avec «you» en particulier, mais l’ensemble de ces «rencontres sentimentales» est présenté comme des «effervescences / événements satellitaires», après lesquelles un «recentrement» s’impose. La narratrice revient à elle-même, après que tout le recueil se soit organisé autour de «you». Et c’est comme si l’œuvre de Chantal Neveu s’appliquait à multiplier les mouvements de balancier entre les paires d’éléments complémentaires : ligne pleine, interligne vide ; poésie nominale, phrases complètes ; vers brefs, bloc de prose ; espoirs, déceptions ; amour, jalousie ; extraversion, introversion ; élan vers l’autre, recentrement sur soi ; plaisirs charnels, plaisirs intellectuels, etc. Ces nombreuses alternances sont portées par une langue qui fait danser les mots, alors que chacun d’entre eux est présenté dans toute sa nudité (seul sur la ligne, le plus souvent) et fin prêt pour une rencontre amoureuse en tête à tête avec sa lectrice ou son lecteur. La passion physique entre «you» et la narratrice est reconduite symboliquement à travers la rencontre souhaitée par l’autrice entre les mots de you et qui les lira.


[1] Chantal Neveu, coït, Saint-Fulgence (Saguenay–Lac-Saint-Jean), Éditions La Peuplade, 2010.

[2] Affiche Je suis venue faire l’amour, Éditions Contre-mur, 2010. La maison Contre-mur (située à Marseille) ne publie que des livres numériques, des DVD et des « posters » qui sont vendus uniquement en ligne. Vingt ans après la publication de cette affiche, le désir est toujours d’actualité pour Chantal Neveu, et la phrase « Je suis venue faire l’amour » est reprise textuellement dès le début du présent recueil, mais accordée au masculin, « venu », comme si c’était l’homme qui parlait.

[3] C’est le cas dans le livre coït, dont la première moitié comprend des pages rayées de haut en bas : dix lignes verticales pour marquer l’emplacement de neuf colonnes numérotées de 1 à 9, qui servent à aligner le renfoncement des différents vers. L’autrice pousse même l’idée un peu plus loin, puisque la première ligne verticale (la marge de gauche) est d’un noir plus foncé que les lignes suivantes qui prennent différentes tonalités de gris. Avec des mots, évidemment, superposés à tout ça. Environ au milieu du livre, l’ensemble des lignes verticales pâlit progressivement jusqu’à disparaître, tandis que les pages suivantes s’amusent à déplacer la marge de gauche de plus en plus vers la droite.

[4] Pour des raisons évidentes, les extraits cités ici sont reproduits à simple interligne.