La poésie a fait du corps une matière : le corps désirant ou désiré, le corps souffrant, le corps foyer de la voix, réceptacle du rythme. Rarement pourtant donne-t-elle à voir le corps sportif, athlète ou amateur, s’entraînant en vue d’un objectif ou bougeant pour la simple joie de s’exercer. Serait-ce à cause de cette idée préconçue d’une opposition cardinale entre intellectuel·le et athlète, entre poète et jock ?
L’activité sportive existe dans une liberté, dans une absence d’utilité qui ne sont pas étrangères à celles de la poésie. Une promenade en bicyclette le long d’une rivière, qu’elle ait ou non une destination, n’a pas de but ; un précis coup tête qui marque le point décisif dans une partie de soccer n’a pas de but ; l’expédition qui réalise la première ascension de la face nord d’une montagne n’a pas de but. Le sport, qu’il soit pratiqué individuellement ou en équipe, trouve facilement sa place dans le registre du jeu, même lorsqu’il est extrême ou professionnel.
Le sport se réalise également dans la douleur. Les salles d’entraîne- ment, les gymnases dressent les corps. Le galbe d’un muscle est ciblé par une machine spécifique, par un mouvement détaché de toute fonction pratique. Sur les tapis roulants, les cœurs battent, les souffles s’accélèrent, les fronts suent. Les musculatures se modèlent sur la fonction qu’on choisit pour elles – telle discipline sportive générant une physionomie tout autant qu’elle l’exige –, ou bien les chairs se conforment aux normes de beauté et de genre auxquelles elles peinent à se plier. Les membres s’animent et se démènent jusqu’à ce que, avec un peu de chance, la distinction corps et esprit se dissolve dans l’exaltation et les endorphines. La plainte qu’un·e athlète pousse à l’extrémité de son effort n’est-elle pas plus proche de la jouissance que de la douleur ? Et cette douleur exquise n’est-elle pas une des matières poétiques par excellence ?
Dans sa plus récente œuvre, The Secret to Superhuman Strength, la bédéiste Alison Bechdel s’est penchée sur l’activité physique avec le même sérieux et la même profondeur dont elle a fait preuve, par le passé, pour scruter ses relations familiales : « I’m not just writing about fitness. I’m writing about how the pursuit of fitness has been a vehicle for me to something else. » Nous avons fait confiance à cette idée – la recherche de la forme physique comme moteur nous en- traînant vers autre chose – et nous avons vu qu’il existe à ce point de jonction un territoire à explorer. Afin de mettre à l’épreuve les limites du corps et de l’esprit, nous avons recueilli des textes sur le sport écrits par des poètes qui l’aiment ou qui le détestent, qui en font ou qui rêvent d’en faire, qui en gardent un mauvais souvenir ou qui souhaiteraient que leur quotidien ressemble moins à une course à obstacles. Nous vous convions à quelques matchs amicaux qui se tiendront dans un stade de foot, à la piscine, dans la forêt, sur un terrain de basketball, dans la mer du Nord, sur une piste d’athlétisme, au skatepark, sur une pente de ski, à bicyclette, chez soi, dans la cour d’école.
Le numéro cent-quatre-vingt-six marque deux départs au sein de la revue. D’abord, celui de Yannick Renaud, qui en a assuré la direc- tion générale depuis seize ans. C’est une longévité directoriale qui, dans le milieu précaire des revues culturelles, a permis à Estuaire de compter sur une constance, une stabilité inestimables. Pour le comité
de rédaction, Yannick a été le dépositaire d’une grande partie de la mémoire de la revue : son histoire récente et moins récente, dans les grandes lignes et les petits détails. Il connaît les anciens numéros comme certain·es mémorisent les statistiques sportives. Yannick, nous saluons ta valeur, ton sérieux, ton sens artistique, et nous te remercions.
C’est également le dernier numéro pour moi, le onzième auquel je participe à titre de membre du comité de rédaction – mon sprint final donc, peut-être mon échappée. Mais il n’y a pas d’espoir de podium ici : c’est dans le travail des textes, dans le maniement des phrases que ma participation à Estuaire a pris tout son sens, et je remercie les poètes et les critiques de confier leurs mots à la revue et d’avoir foi en ce qui peut se déployer dans le travail éditorial.
À vos marques, prêt·es…