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Les pères vagabonds
Zéa Beaulieu-April

Je suis à la recherche d’une aventure, de quelque chose qui me serait un peu étranger. En commençant Déclin, de Julien Lavoie, j’ai l’impression de me trouver près des Anges vagabonds de Kerouac ou dans les photographies de Mike Brodie. J’y perçois la même importance du mouvement, la faculté de discerner la beauté sous (et même dans) la saleté, une sensibilité similaire pour le récit. Aussi, une certaine dureté et une irrévérence : « mon récit commence / derrière chez toi / dans les débris, les carcasses / je m’y fracture un doigt / sous un rail d’acier / pour le plaisir du scandale ». Le recueil m’entraîne « sur les palissades / de Bratislava », « sous un viaduc », « sur l’accotement / d’une ville noire », « sous les remparts / de Cracovie », « jusqu’au Pic-de-la-Tête-de-Chien ». Il ne faudrait pas croire qu’il s’agit d’un recueil de poèmes de voyage. Plutôt, ces territoires deviennent l’espace où s’exposent des intimités touchantes, puissantes, profondes et crues, qui ne se révèlent pas sans douleur. L’amour, chez Lavoie, apparaît dans la distance ou transparaît à travers un déchirement. Bref, Déclin n’est certainement pas léger et pourtant, il est indéniablement doux.

Dans la suite « Arrachements », Lavoie dresse le portrait d’une connexion singulière entre celui qui « volontiers » se « casse la jambe / pour que plus jamais / le travail ne [le] rattrape » et son père « le temps d’un jour », qui a « la rétine voilée / d’avoir soudé sans casque / pour une once de marijuana ». Incarnant l’apprenti, le jeune homme apprend, en observant les gestes de son aîné, « à départager le bien du mal » et il s’attache à cet homme à la « peau de reptile », le trouvant « beau de la beauté des arbres ». S’il n’arrive pas à communiquer parfaitement avec lui, il est toutefois fasciné par lui : « tu ne parles pas ma langue / j’aime affreusement ta misère ». Malgré cette dis- tance, les deux hommes partagent une intimité, celle des corps qui travaillent dans les mêmes conditions : « l’acidité creuse la chair / de nos cuisses / imprime des cernes / sur l’asphalte exsudant / les gaz de la fonte ». Cette suite grouille de « tiques de lit », de « volutes de roches » et d’« idéaux frelatés ». Dans cet univers dur, je me surprends à m’émouvoir de l’intimité de deux hommes qui urinent ensemble.

Une autre vulnérabilité prend le dessus dans « Dépays » : « je dis Père / permets-moi / de t’interpeller ainsi / permets-moi / de nous exposer ainsi ». Je suis témoin d’un rituel « à l’abri des regards », où un fils se tient devant le corps inerte du paternel. Il s’ensuit une cérémonie secrète : « sans le dire à personne », « j’approche une pierre / de mes lèvres / lui adresse ton nom / Gérald », « les genoux lacérés / je gravis / les mille pieds / jusqu’à ta porte ». L’idée de la mort rôde dans la « lucidité terrible », les « destins avortés » et les « trous noirs ». Lorsque le père s’extirpe des cendres, « stoïque et glacé », « des flammes vacillent » sous sa peau, prêtes à être ravivées. Le fils n’ajoute pas de bois au feu : « j’écris notre fin / c’est égoïste / c’est l’épuisement // je nous veux / dans les décombres ». J’y reconnais la part de soulagement qui habite parfois le deuil.

Lavoie déplie habilement ce qu’une relation père-fils implique. Une idée me hante même après avoir fermé le recueil : être fils signifie recevoir les souvenirs du père en héritage.

je découvre ton torse
rase tes poils

retrouve ta peau blessée
par un tesson de bière dry

dans un bar
où tu sauvas de la mort
un joueur de billard exalté

Le corps est une surface à lire, même si le fils avoue qu’il serait ca- pable d’inventer une histoire pour toutes les empreintes. Après tout, ce pourrait n’être que « la cicatrice laissée / par [son] appendicite ». Le sang porte la mémoire : « je me revêts de la honte / que tu eus / d’être entré sans payer / pendant l’entracte / d’un spectacle d’ABBA », « je revis cette chute que tu fis / au moment de lancer / ta boule de quilles ». Cela dit, une distance perdure : « entre deux poèmes / d’espacement », « ce que fils peut / nous tend / vers l’éclatement ».

Jusqu’ici l’exploration de l’être fils s’incarnait dans ce regard dirigé vers l’arrière. La dernière suite, « Devenir père », annonce un ren- versement des rôles. Le fils se prépare à devenir père : « nous serons faibles ». L’apprentissage de la parentalité se réalise dans l’abnégation, mais cet abandon est heureux : « je diminue en parole / ça me laisse / un avant-goût / du paradis / sur la langue ». Au fil des poèmes, les pelures tombent : « je me défais / de ce qui habille l’âge / d’une espé- rance déchue », « je suis là / nu / devant toi ». La transformation passe également par le langage : « je suis revenu / du temps / où apprendre à parler / c’était me défendre ». Car devenir père laisse sans mots : « j’ai renié mes langues / incapable d’en dire / plus ». C’est vécu comme une véritable libération pour les nouveaux parents, soulagés d’être « les derniers / prisonniers / du récit ». À force de perdre les mots, il ne reste plus que « l’essentiel » : « ton nom / mon enfant ».

Des enjeux de langage traversent le Déclin. Ceux qui nous distinguent, malgré les liens créés, ceux qui nous rattachent et nous construisent par filiation, ceux que nous abandonnons pour retrouver l’essen- tiel. Il y a une différence indéniable entre le dénuement qui habite « Devenir père » et le silence auquel on se trouve confronté·e dans le reste du recueil, celui qui « tue / sans excès / ni fracas // comme une / caresse / un désert / ou un collet tendu ». Il ne s’agit pas de dire plus, mais mieux, d’apprendre à « écrire je t’aime ». En terminant le recueil de Julien, je pense aux liens qui m’ont formée et qui me constituent, ceux que j’ai envie de créer également, et les mots que je choisirai pour les entretenir.