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L’alpha et l’oméga d’une désolation
Monique Deland

Alycia Dufour signe ici son premier livre. Mais elle n’est pas une parfaite inconnue pour autant, puisque le texte qu’elle a soumis au concours des Prix de la création de Radio-Canada 2021 (dans la catégorie « poésie ») a été retenu par le jury, qui l’a inclus dans sa présélection de cinq textes se retrouvant en finale. Cette suite poétique est reprise dans le présent recueil – avec de très minimes différences, qui concernent surtout les césures1. On remarque d’ailleurs la parenté sémantique entre le titre de la suite et celui du livre : sentier des paumes creuses et Une flambée mes mains, qui éveillent tous les deux le même sentiment de se retrouver les mains vides, après quelque chose comme le passage du feu.

            Dès le poème liminaire, on perçoit la force d’une voix poétique affirmée, qui n’hésite pas à décrier les conséquences de la catastrophe dont la narratrice est témoin. Une catastrophe qui est vécue tant sur le plan communautaire (familial, territorial et culturel) que personnel (humain et corporel).

j’ai vu transpirer la savane
supplier les bleuets
j’ai vu les tours d’acier s’avachir
leur défaite m’est montée à la tête

j’ai récolté le ciel coulant
tout entier dans ma botte
puis je l’ai bu

d’une seule gorgée

Le décor est sans équivoque : la terre suffoque, ses fruits agonisent, les constructions artificielles (lire : humaines) s’écroulent sur le paysage et le ciel est entraîné avec elles dans leur débâcle. Les dommages encourus ont un impact direct sur la narratrice, qui fait sienne – dans son corps et d’une seule traite – toute la désolation du territoire. La luxuriante terre ancestrale est devenue une «terre qui jappe […] un chant de carences / une forêt une faute». Ces vers, tirés du premier poème du livre (qui est, en fait, le deuxième, après le liminaire) arrivent à faire sentir en quelques mots – qui sont d’autant plus efficaces qu’ils sont peu nombreux – toute la déchéance d’un territoire. Le texte ne peut pas être plus clair : quelqu’un a commis «une faute».

            La poète se met vraisemblablement en scène dans le recueil, en se désignant comme «l’enfant du lac», aussi nommée «feue l’enfant». Cette enfant devenue moins jeune se trouve désormais devant un «lac [qui] empeste», et une « eau verte qui [l]’ignore », sans doute parce qu’elle n’est plus assez cristalline pour réfléchir son image, depuis qu’elle est farcie d’«algues bleues». Ce qui reste des arbres est à la fois témoin et preuve de la navrante conjoncture : «on me parle de corps morts je pense aux arbres / ces estropiés / dansant la drave sur lit de glaise». Dans le même poème, la narratrice reprend aussitôt le même segment, pour poser l’équivalence entre ces arbres morts et sa propre vie : «on me parle de corps morts moi je plonge / pour boire à la sève des noyés je n’ouvre pas les yeux // le lac empeste et je m’y cale».

            Le recueil compte six «lettres à l’enfant du lac». Deux au début du livre, et quatre à la fin. Dans ces lettres, la narratrice s’adresse à une version antérieure d’elle-même, à cette enfant qu’elle a été : «je t’écris d’avant moi-même». La deuxième de ces lettres souligne en clair le parallèle entre le corps du territoire et le corps des êtres qui le peuplent.

lettre à lenfant du lac

il y a le cap il y a le sel le lac et ses douceurs
vendues au plus offrant voilà ton héritageon t’apprend à rompre
avec ce qui te peuple
vas-y casse la tête du bouleau comme tu casserais
on propre cou

L’autrice n’est pas seule dans le terrible récit d’un territoire dénaturé. Le drame est beaucoup plus vaste que sa courte vie à elle : «toutes les plaies de mon lignage / se déversent dans un coffre de cèdre». Un coffre qui ressemble à un tombeau, en ce qu’il est fait à partir du bois d’un arbre, tué lui aussi. Tout est dans tout, et l’image du coffre de cèdre devient à la fois contenant et contenu. Le symbole de l’entièreté de ce qui a été détruit, pendant qu’on faisait miroiter l’idée que cette destruction allait, dans le grand temps, améliorer la qualité de vie, et générer un «autrui de soi» supérieur au premier.

La poète excelle dans cette façon quasi subliminale de représenter les choses. Les nombreuses blessures (dont celles causées par les coupes à blanc) sont enfouies dans un cercueil de bois, qui vient remettre à l’avant-scène ces coupes à blanc répétées, responsables du malheur ambiant. On n’en sort pas. Les conséquences sont partout, et il n’y a nulle part où poser le regard sans les constater. L’image de l’ouroboros – le serpent qui se mord la queue – ne se retrouve pas comme telle dans le livre, mais son esprit, oui. Une impression d’impasse, de cycle clos, de cercle refermé sur lui-même. L’origine du malheur (la noyade du « premier père » sous les billots de la drave) est constamment réactivée, du fait qu’elle est immanquablement figurée dans l’aboutissement du malheur, figuré dans le coffre de cèdre.

Le recueil Une flambée mes mains évoque «une légende aux coutures lâches», qui englobe plusieurs générations, dont les pères et les grands-pères, avec
«des bouteilles cassées à leurs pieds», «et leurs histoires [qui] pendent / au bout d’une corde». Une situation qui aurait tout pour faire enrager :

je suis acide

l’affront en moi se dépose
des sédiments ma foudre clairsemée

j’ouvre les yeux
je tends les poings
au creux une volée d’oiseaux suffoque

Mais la colère – qui pourrait éventuellement dégénérer en «envies assassines» – s’étrangle, et la poète arrive tout juste à se faire entendre : «crie pour la peine ici personne n’écoute». Il y aurait bel et bien de quoi hurler devant cette «légende [qui] rôde / dans ses habits de femme soûle / elle s’enfarge dans son ombre // broue à la bouche elle trinque / à l’oubli agrippé à son dos // c’était une / c’était // pour la faire taire / la lapider». La peine est si grande que la prise de parole est quasiment impossible. Elle relève d’une démarche complexe, et il faudra essayer de trouver une autre avenue pour la sortie de crise.

            Les obstacles à la prise de parole sont nombreux. Quand ce n’est pas une chose, c’en est une autre, comme ici où «la légende […] dans ses habits de femme soûle» arrive mal à parler à force de trinquer désespérément à l’oubli. Mais elle finit par parler malgré tout. L’histoire sous-jacente (restée en suspens, faute de pouvoir être exprimée au complet) est celle d’une «fille aux mains coupées2 / une fille si belle qu’elle n’était pas moi». Le passé a mutilé les corps qui doivent maintenant faire avec leurs amputations, avec les miettes et avec les débris laissés par l’histoire familiale. C’est dans la foulée de ces grands ravages (qui créent une «fosse dans [s]on tissage»), que l’ancienne enfant cherche à se redéfinir. Son identité primordiale risque quelques tentatives pour revenir à la vie en différentes déclinaisons, mais chacune de ses versions connaît un sort similaire. Qu’il s’agisse de «l’enfant du lac», de «feue l’enfant», ou de la «fille aux mains coupées», les mêmes images refont surface. Celles de «la hache le sang la lymphe la hache» viennent dire de quelle façon «le dos criblé de honte chante l’égoïne / chantent mes bêtes qui comme moi se bûchent».

            Et la poète est de retour avec sa pensée en ouroboros, laquelle vient établir une étroite congruence entre «le sang la lymphe» qui circulent dans le corps des humains et la sève qui circule dans les arbres. Un vertigineux mouvement se propage de l’un à l’autre. L’identification de la poète à son territoire est telle qu’il lui est impossible de ne pas suivre la même pente descendante. La hache (ou l’égoïne, ou n’importe quel autre outil pouvant servir à abattre les arbres) tue la vitalité du territoire, et le monde en est lui-même dévitalisé. Les gens doivent désormais composer avec la réalité des animaux en mal d’habitat, avec la honte de leur propre dos voûté, et peut-être, ultimement, avec une envie de s’autodétruire, dans le sillage de ces «bêtes qui comme moi se bûchent». Par un effet de dominos, tout le monde tombe aux mains d’une histoire mal alignée.

            L’abattage des arbres se présente comme l’alpha et l’oméga du problème, le symbole de tous les phénomènes «démanchés», qui laissent la narratrice dépossédée, comme si elle se tenait au milieu du sentier des paumes creuses3, ou encore aux prises avec [u]ne flambée [au creux des] mains4. Les conséquences de ces morts semblent infinies. Tout «laisse croire / à une scène de crime». L’état de la situation est sans appel, et il n’y a «plus de retour possible aux menteries d’antan». Qu’ils soient humains, zoologiques, végétaux ou géographiques, les attributs du territoire ne se ressemblent plus, et ils «ne / meurent / pas / tous / de / causes / naturelles».

            Il est question de «corps perdus», de dents cassées, de «sourire gâté» qui «tache son linge», de «filets de sang», de «fièvre sur peau grise», de «corps de pantins secs», de «bébés laids», de «cheveux tombés», de «fongus sur le prélart», de poux qu’on entend mastiquer, de «maman crochie», d’«otite crevée», de «poumons d’amiante», de «chair maline», de «tumeur invasive», de «carnage» et d’«espoir faisandé». Sans parler de cet « étrange paysage qui nous fait mêmes», en emprisonnant la famille et son espace de vie dans le cercle sans début ni fin de l’ouroboros.

            Malgré tout, «la légende festoie / maganée et ravie». On fait comme on peut avec ce qu’on a, et le «nous» continue de tenir des rassemblements. La veillée s’étire, entre la « chaise berçante [et la] chienne couchée / dans les craques du plancher je cache / les contes où je ne meurs pas». «[N]ous sommes bardas de terre en liesse / la voix des éboulis», «notre mal est de souche». L’espoir et la confiance ont la couenne dure. La volonté de survivre, aussi. L’«enfant du lac» n’est pas tuable : «maudite tête dure tu respires encore». La vie peut se refaire, et «il n’est jamais trop tard / pour baptiser nos bêtes». Jamais trop tard non plus pour que les femmes «brandissent leurs bras coupés», ni pour «s’extraire partir ou revenir du plus près de soi».

            Au bord d’un monde viré à l’envers, pas moyen de se définir sans «écarter le monde». Dans une ultime «lettre à l’enfant du lac», la poète continue de se parler à elle-même :

tu sais que les filles sont tristes et
que les pierres pleurent
tu les retournes pour sécher leur visage

tu ne connais pas le mot revanche
tu bégaies à peine la faim
les pieds dans l’eau tu te boutures
au bout de ton canif
une sorte de paix

La solution pacifique demeure la plus honorable : opposer la puissance réduite du canif et sa bénignité à l’offensive gigantesque des scies à chaîne. Ça ne ramène pas la forêt à son état d’origine, mais le geste rétablit le lien intime avec les outils rudimentaires des premiers temps, et, par là, le «je» peut retrouver sa place dans le monde, même si celui-ci n’est plus le même. La poète se donne le conseil suivant : «mets ta fièvre à l’abri / devine l’incendie / dans leurs
brûlures», «ne t’arrête pas si vers le lac tu cours / tu deviens la flambée».

            Devenir soi-même la flambée de ce qui nous reste entre les mains, c’est avoir déjà dépassé le stade de l’indignation, et accepté la possibilité d’une éventuelle reconstruction. Le fait de se bouturer soi-même, «au bout de [s]on canif / une sorte de paix» vaut mille fois mieux que de dépendre des autres pour avoir une chance de se refaire.

            Le livre d’Alycia Dufour a le génie de demeurer en territoire poétique (sans jeu de mots), pour parler un langage d’images plutôt qu’une langue de bois qui n’évoquerait rien. Les poèmes sont tous plus percutants les uns que les autres, et ils nous laissent avec «le tisonnier planté dans l’œil», devant la vision désenchantée mais holistique d’une poète qui signe un excellent premier livre.


[1] Quelques poèmes (ou quelques vers) ont également migré vers d’autres sections du livre.

[2] Cette image de la « fille aux mains coupées » fait référence au conte du même nom, qui trouve lui-même son origine dans un répertoire populaire commun à plusieurs « traditions orales, canadiennes, irlandaises et françaises, notamment », selon l’autrice qui ajoute, dans ses notes finales, que l’interprétation de Michel Faubert est à l’origine de son inspiration.

[3] Selon le titre de la suite soumise au concours Radio-Canada.

[4] Selon le titre du présent recueil.