Rosalie Lessard
Les îles Phoenix
Éditions du Noroît, 2020
Rosalie Lessard parle d’une voix forte, de plus en plus forte, au fil des livres. Une voix dont l’affirmation vient avec la réappropriation et l’habitation du corps. Peu importe l’état de ce corps, d’ailleurs. Dans le contexte des Îles Phœnix, la question ne fait pas de doute. Le premier poème, intitulé « Moi aussi », commence par ces mots :
Je porte mon corps
comme une robe brûlée.
Pas un coin d’ombre
où je ne l’ai enfoui.
Les douches
d’une vie bout à bout
ne suffiraient pas
à l’effacer.
[…]
Ma colère aura trois dragons.
Entremêlées,
nos voix claqueront au vent.
Ainsi, l’heure est au constat et à la rébellion. Si le titre évoque le symbole du phénix qui renaît (ou renaîtra) de ses cendres, la dédicace, quant à elle, valorise nommément un cénacle de femmes « cendrées » et « brave[s] dans les flammes ». On reste ainsi dans le territoire d’une métaphore unique, qui trace tout de suite le portrait d’ensemble.
Pas question pour l’autrice de taire sa vérité, ou de la cacher derrière les milliers de récits similaires au sien. Elle l’écrit avec aplomb et détails (le plus souvent au « je », parfois au « tu »), en ramenant dans le discours une communauté de figures apparentées (principalement féminines) ayant évolué comme elle sur cette « terre cendrée » où sifflent des « mémoire[s] assourdissante[s] ». Rosalie Lessard utilise sa propre histoire, afin d’augmenter l’amplitude de celles qui l’ont précédée, et qui se trouvent malheureusement enrichies (tristement assombries ?) de cette nouvelle contemporanéité. La situation n’est donc pas qu’actuelle. Dans certaines familles comme celle de la poète, il arrive qu’une femme soit incapable de raconter son récit sans en passer par celui de sa mère, ou même par celui de sa grand-mère. Car cette « histoire se répète, / les jours s’ajoutent aux jours », et, à la longue, « la mémoire gonfle / jusqu’à prendre notre place ». Dans Les îles Phœnix, la conscience de quelque chose comme une société des grandes brûlées prend naissance très tôt, et tout près de soi, dans la famille immédiate.
Aucune expérience d’abus vécue par une femme n’est oubliable. Faute de trouver un chemin vers une éventuelle échappatoire, une à une, elles sont refoulées, et elles s’accumulent dans « le volcan émergeant / de cette enfance ». Parfois, elles y restent longtemps pour se consumer en silence. « [T]iss[ant] autour d’elle / toutes sortes de paravents, / de rideaux et de bandeaux / ornés d’animaux délicats / et d’horizons », « [m]a mère voudra croire / que c’est une île ». Plus tard, la fille parlera le même langage que sa mère : « Le volcan sommeille depuis bientôt / vingt-sept ans. // J’en viens parfois à croire / que c’est une île ».
Ces images d’îles et de volcan sont récurrentes (comme le titre l’indique déjà), et elles font partie des nombreuses références géo- graphiques présentes dans l’ensemble du recueil. Que les lieux soient génériques, « une jungle, une savane, des montagnes / et même des océans », qu’ils réfèrent à des endroits fictifs appartenant à des films (Alien, Le Seigneur des anneaux, Hunger Games) ou des ballets (Le lac des Cygnes), ou encore qu’ils soient nommés précisément (l’Arboretum Morgan1, les îles de Berthier, le rang Saint-Martin, Base-de-Roc, Val-d’Or, Athènes, Ciudad Juárez, les quais de la Seine, les forêts des Virunga au Congo, la place de Mai, ou même la Grande Bibliothèque), ces différents sites se donnent comme autant de lieux de perte pour la poète.
Pour dire dans toute son ignominie la violence faite aux femmes, il faut situer les actes. Il faut parler d’âge, de date, et de durée. Dire « j’avais sept ans », dire « [t]rois ans plus tard », dire « trente-sept ans », dire « vingt-cinq ans », dire « [p]endant plus de quinze ans », dire « pendant plus de trente ans », dire « [u]n 23 juin, voilà des années », dire « le 8 décembre », dire « [j]’ai trois, quatre, cinq ans ». Bien entendu, ces repères temporels localisent le propos avec une précision qui peut paraître étrangère à la poésie.
Mes trente-sept ans en poche,
je suis un brin plus près
de mettre le doigt
sur la force qu’il t’a fallu,
maman,
pour faire mentir les volcanologues
qui te prédisaient Pompéi.
Pourtant, ce livre très narratif pouvait difficilement faire l’éco- nomie des détails responsables de la configuration du tout, qui vise à mettre de l’avant la répétition de l’histoire. Les îles Phœnix est un recueil qui raconte. Une plus grande inventivité sur le plan du vers aurait-elle réussi à traduire l’émotion de manière moins prosaïque ? Peu importe, au fond. L’intention du texte n’est pas de surprendre, mais bien de marquer le ressassement, omniprésent, écrasant de vérité, et aussi insistant qu’un poème à thèse. Mais il n’y a pas de thèse à défendre, ici. Il est question des faits : c’est ainsi que les choses se sont passées, et c’est ainsi que ça continue de se passer…
Même si les mots sont disposés en vers (avec strophes) sur la page, la langue s’organise selon une syntaxe parfaitement réglemen- taire, et la lisibilité est immédiate. Tout va dans le sens de la clarté. Il n’y a pas d’ellipses, pas d’inversions, pas de jeux sonores ou ryth- miques, et pas de volonté non plus d’enjoliver l’énoncé. Le fil de la narration est libre de poursuivre sa lancée sans interruption. Les jeux d’écho et de réverbération l’emportent sur les éventuels efforts pour faire littéraire. Les événements sont des données brutes.
Les différentes sections du livre alternent entre la vie personnelle de la poète et celles d’autres personnages (principalement féminins), lesquelles constituent une espèce de catalogue de grandes blessures. Entre autres exemples, la vie incroyable de Vera Jarach (exilée de force par le dictateur argentin Augusto Pinochet), la mort réinventée de Sylvia Plath, l’attentat sur Monica Seles (championne de tennis poignardée par l’admirateur d’une adversaire), les mal- aimées de Pessamit, les enfants orphelins de la Bagdad bombardée de 2003, Annick Kayitesi (réfugiée rwandaise du camp du Burundi), ou même le contenu universel du Voyager Golden Record qui flotte dans l’espace avec une représentation infiniment plus incomplète de ce qu’est notre humanité – les horreurs dont nous sommes capables en moins, bien sûr –, aveuglements devant lesquels l’autrice se place en porte-à-faux.
je me prends à espérer
changer de conte,
ne pas partir, avec Frodon,
sur ce qu’il faut bien appeler
des nefs elfiques,
vers des rives
de fable
où plus rien n’est en jeu,
où votre propre nature
ne peut vous trahir,
où vous disparaissez
dans votre blessure.
Davantage que la colère (qui est annoncée au futur dans le tout premier poème du livre), la disparition est un thème récurrent : « tu aimerais te changer en laurier / tu aimerais te cacher ici // jusqu’à [t]’effacer / pour devenir paysage // tu souhaites retrouver l’oubli, // dans ton corps, / accordé au présent. » Ou ailleurs : « [t]’effacer occupe / toutes tes pensées ». Et cette image de l’invisibilité trouve même à s’agrandir : « être une fille ressemble / à un trou de » mémoire. Malgré l’insupportable, l’histoire continue de se répéter, et de ne pas bifurquer.
Depuis cinquante ans, nous marchons.
Les bougies ont coulé,
les matelas, brûlé.
La nuit n’est toujours pas
un lieu sûr.
Combien de vigies
faudra-t-il encore
avant que la flamme
se passe de bouches et de hashtag ?
Le titre du livre, Les îles Phœnix, est aussi celui d’une section dans laquelle il est question de la découverte scientifique des osse- ments des bras d’Amelia Earhart (aviatrice américaine, première femme à traverser l’océan Atlantique en solitaire, et mystérieusement disparue dans le Pacifique en 1937). Selon les plus récentes hypo- thèses, Amelia aurait survécu quelque temps, seule, sur une des îles Phœnix, avant de mourir. Et cette seule supposition permet à Rosalie Lessard de l’imaginer heureuse sur son atoll. Amelia Earhart devient donc un symbole de résilience, ou…
Ou au fond peut-être seulement de cet espoir
que, pour toutes celles
refusant de vivre dans un monde
de la taille d’un corps de femme,
pour toutes celles, entravées, blessées,
tombées du ciel,
il y ait des réserves de beauté,
un dernier éblouissement,
quelque chose comme un été des Indiens
de l’existence.
Bref, Les îles Phœnix se veut un « livre sur celles et ceux qui survivent, / et qui même, parfois, revivent, / à la force du poignet et de l’âme ». Un livre, « comme une obstination à briller plus fort, / malgré tout ». Les dernières pages, qui évoquent un amour pur, sans peur ni violence, vont dans le sens de cette perspective lumineuse.
L’Arboretum Morgan
(à Sainte-Anne-de-Bellevue) constitue un lieu de prédilection pour la poète, et on le retrouve souvent dans ses différents textes publiés. ↩︎