Un lac à l’épaule ; le tenir. Tenir un lac à l’épaule. La première fois que j’ai entendu cette expression, j’ai eu envie, moi aussi, de parer mon épaule d’un lac. Je n’aurais qu’à tourner la tête pour en sentir l’odeur vaseuse, et le murmure des courants retentirait en permanence au creux de mon oreille. Je porterais sur mon épaule l’une des plus belles beautés de la terre. Quand je m’étendrais, un lac s’étendrait avec moi, paisible et apaisant. J’en rêve.
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Il y a trois ans, une amie avec qui j’habitais à l’époque a déposé ses sacs dans l’entrée de notre appartement en m’annonçant qu’elle revenait d’un lac à l’épaule. J’ai froncé les sourcils en tentant de me représenter ce que ça pouvait être ; y aller devait être une bénédiction, et en revenir un deuil, alors je lui ai demandé si elle allait et comment ça s’était passé.
Elle s’est mise à me raconter ses mésaventures au travail, et il m’a semblé impossible que ce soit ça, un lac à l’épaule.
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Apparemment, l’expression désigne une rencontre importante ayant lieu à l’écart, dans un endroit naturel et vivifiant.
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En 1922, le gouvernement du Québec bâtit un pavillon de pêche sur le pourtour du lac à l’Épaule, situé dans le parc national de la Jacques-Cartier. Le chalet en bois rond est réservé aux politiciens (accompagnés, parfois, de leur épouse1).
En marge de la conférence de Québec tenue en août 1943, Churchill, Roosevelt et Mackenzie King s’y retrouvent. Un peu à l’improviste, paraît-il. Au plus fort de la guerre, ils n’ont pas perdu l’envie de pêcher.
La glorieuse escapade n’échappe pas à l’attention des journalistes, qui en rapportent les exploits : « M. Roosevelt a pris 30 truites et M. et Mme Churchill en ont pris 282. » Une de ces vingt-huit truites, pêchées depuis un bateau à moteur, mesure vingt pouces, apprend-on dans un journal australien3 ! De quoi dorer la réputation de l’endroit montagneux. Un prestige démenti par les deux chefs d’État étrangers qui, moqueurs, surnommeront le lac, le One Lake : l’impérialisme n’étant jamais en vacances, il faut que la pêche n’ait été rien de plus qu’ordinaire, dans un lac parmi tant d’autres. Qui ment ?
La légende, de toute façon, tient bon au Québec.
Une faste récolte comme signe avant-coureur du succès de l’opé- ration de débarquement de Normandie ? Une faste récolte comme écran de fumée à l’horreur que sera la bombe nucléaire ?
Cannes à l’eau. Mains serrées. Vingt-trois essais nucléaires dans l’océan Pacifique sur l’atoll de Bikini.
Les célébrations se poursuivent.
Dix-neuf ans plus tard, le pavillon accueille une veillée libérale. La nuit du 4 au 5 septembre 1962 sera qualifiée d’historique en ce qu’elle aurait mené à la nationalisation de l’électricité au Québec. Une décision qui n’est pas prise posément, mais dans l’emportement d’une nuit bien arrosée, où « plusieurs [dont Jean Lesage] avaient pris un verre de trop »4. L’atmosphère dépeinte par René Lévesque dans ses mémoires est lourde, gluante, impertinente. D’autres diraient : décomplexée.
Elle est à l’image de ce que mon amie m’a raconté dans l’entrée de notre appartement. Des gens intoxiqués, des engueulades ; qu’est-ce qu’on se marre loin du bureau…
Lesage, lui, sort ravi de sa cuite. Il propose même que le chalet devienne un lieu de rencontre officiel : « Les rencontres “en bras de chemise” sont idéales, confie le premier ministre au Devoir en août 1963, puisqu’elles permettent de “précieux contacts que nous n’aurions pas autrement”,dans “une atmosphère autre que celle officielle de la salle du Conseil exécutif 5”. »
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Mais la fête est-elle vouée à tourner au vinaigre ?
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L’institutionnalisation du lieu n’est jamais advenue, excepté sur le plan symbolique. Tenir un lac-à-l’épaule, en politique, c’est se permettre de réfléchir en dehors d’un certain habitus social : « On voulait un lieu où ça [allait] être le fun de se rencontrer, en jeans ou en bermudas6 », affirmera, des décennies plus tard, la présidente du caucus libéral, Nicole Ménard.
Il y a un aspect assez pathétique à ce dispositif. S’il est mis en place, c’est qu’on reconnaît qu’il existe une souffrance liée à l’étroitesse et à l’ascétisme des codes sociaux. On admet que ces codes contraignent la chair autant que la pensée et les relations, qu’ils créent des situations qui ne sont pas « idéales », dont on veut prendre congé, comme au temps des carnavals.
En vacances néanmoins, on ne se libère de rien du tout. Quand elles se terminent, on revient vers ce qui nous oppresse en laissant le lac derrière soi.
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Bien avant que des politiciens s’y rassemblent, le lac existait.
En wendat, il s’appelle Hüaonjacaronté, et en français le lac à l’Épaule.
Aucun de ses noms n’a à voir avec le travail, la guerre, les stratégies de planification ni, d’ailleurs, d’adaptation [coping mechanisms]. Et il n’est pas nécessaire de s’intoxiquer pour s’y baigner.
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La vue du lac à l’Épaule est grandiose, comme un rêve.
Émilie Allard écrit : « quand j’ouvre les yeux c’est devenu faux de ce côté du monde ».
On pense que « l’épaule (épaulement) pouvait désigner […] un replat à pente assez douce servant au raccord de deux vallées dont le niveau diffère. Le phénomène est fréquent dans les régions qui ont connu des glaciations7 ». En ce sens, tenir un lac à l’épaule s’apparente à l’exercice d’un mouvement de déhiérarchisation – se promener librement d’un espace à l’autre.
En lisant les poèmes de ce cent-quatre-vingt-onzième numéro, j’ai eu l’impression de marcher à la fois dans le monde et en moi. « Arrive alors la nuit. / Arrive la nuit qui te prend par les mains / T’amène à te chercher en toi / mais tout est obscur il pleut et cette nuit qui t’habite se noie », raconte Julio Cùmez traduit en français par Renato Rodriguez-Lefebvre. Selon Éloïse LeBlanc et Camille Garant-Aubry, « c’est la pulsion de regret qui demande un retour sur soi ». Azucena Pelland se pose là un instant : « à partir de ce qu’il me reste / j’ai trouvé une auberge / je voudrais l’appeler chagrin ».
Ce n’est pas un rêve. Le lac est là, en nous. Pascale Bérubé s’interroge : « Est-ce que je veux être des petits bruits dans une maison ou un cri ample comme une vague ? »
« On cherche un océan vaste » (Myriam de Gaspé) « du côté gauche des âmes / là où les peaux ondulent / en raz-de-marée » (Mikella Boulanger), et pourtant. « Le deuil est lent, poursuit Andrea Moorhead, je ne cherche rien ni personne. Le regard posé sur les abeilles ou sur les nuages au crépuscule. Aucun souvenir. Aucune voix. Vertige. Étourdissement. L’équilibre rétabli, les repères reviennent sans poids, d’une transparence effrayante. »
Chaque texte, à sa manière, opère un raccord entre la sensorialité et les affects, entre la déception et l’espoir, entre ce qui existe déjà et ce que l’on imagine. Il m’a semblé qu’en s’exerçant à ressentir, les corps – ceux des poèmes, mais le mien aussi – se relâchaient et partaient « courir nu[s] / dans les rues » (Bilal Moullan).
« À défaut de croire aussi gros qu’un océan », Stéfanie Auger-Roy propose d’inventer le lac. L’eau douce est-elle, comme le suggère Judith Lefebvre, « le signe d’une guérison » qui se ferait « à mesure de jour / par quart de nuit » (Louba-Christina Michel) ? Alice Rivard admet simplement : « je n’ai de réponses que mes épaules / de haut en bas / de bas en haut. » Dans tous les cas, il faudra autant de patience que de tendresse, car l’insomnie se traverse plus doucement, promet Nicholas Dawson, « en admirant l’espace entre mon corps et le tien ».
Au plus près de ses émotions, voilà peut-être ce que c’est, un lac à l’épaule, et la marée
de haut en bas
de bas en haut.
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Nous avons l’honneur de souhaiter la bienvenue à Geneviève Wallen8, qui a accepté – quelle chance ! – de joindre ses forces à celles d’Estuaire à titre de commissaire. Sa pratique commissariale s’inspire du féminisme intersectionnel, des dialogues intergénérationnels et des plateformes PANDC offrant des alternatives aux définitions néolibérales du soin et de la bienveillance. Ses explorations muséales courantes comprennent la pratique du don, la création d’espaces pour les pensées inachevées et les réflexions sur l’intersection de la longévité et du plaisir. Ce sont des aspirations que partage le comité de rédaction ; mille mercis, Geneviève, d’avoir accepté de collaborer avec nous. Mille mercis et mille soleils. La revue en ressortira plus belle, plus heureuse, plus combative, plus douce. Cette année, ce sont les splendides œuvres de Marigold Santos qui figureront en couverture – rendez-vous au cahier « Planches » pour découvrir, sous l’éclairage de Geneviève, cette talentueuse artiste.
Prenez place près du lac,
Stéphanie Roussel & le comité de rédaction
- À partir de 1990, il sera ouvert au public. ↩︎
- Cité dans « En “bras de chemise” au lac à l’Épaule », Le Devoir, 13 août 2016.
Sur Internet : https://www. ledevoir.com/politique/ quebec/477681/lieux-de- pouvoir-en-bras-de-chemise- au-lac-a-l-epaule ↩︎ - « Churchill Catches 20-inch Trout », The Argus (Melbourne, Vic.: 1848-1957), 28 août 1943. Sur Internet : http://nla.gov.au/nla.news- article11798735 ↩︎
- René Lévesque, Attendez que je me rappelle, Québec Amérique, Montréal, 1986, p. 236. ↩︎
- Cité dans « En “bras de chemise” au lac à l’Épaule », op. cit. ↩︎
- Ibid. ↩︎
- « Rivière à l’Épaule », Commission de toponymie. Sur Internet : https:// toponymie‧gouv‧qc‧ca/ct/ ToposWeb/Fiche.aspx?no_ seq=21037 ↩︎
- Sur Internet : genevievewallen.com ↩︎