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Gratitudes pour l’héritage sucré
Zéa Beaulieu-April

Justine Lambert
Il fleurit
Omri, 2021

Je commence à croire, et vous invite à le croire aussi, qu’il y a ces temps-ci, chez les poètes, un désir de connexion avec leur environnement. Il ne s’agit plus de soupirer romantiquement devant la moindre colline qui rappelle une hanche de femme, mais d’enraciner sa poésie dans une biorégion. Comme Andréane Frenette-Vallières, nourrie par ce qu’elle chasse et cueille en forêt, ou toino dumas et sa famille végétale, Justine Lambert fait de la relation à la nature le nœud même où s’inscrit le poétique. Dans sa poésie, elle devient « témoin / des plus grandes marées « et interprète, lorsqu’elle voit « dans le départ / des oies sauvages / un avertissement ». Elle recueille ce que la forêt (particulièrement une érablière) peut offrir, tentant d’évoquer des façons de l’habiter adéquatement, c’est-à-dire sans l’altérer inutilement : « nous récoltons l’eau / veillons à ne pas / blesser deux fois / les mêmes endroits ». Ce savoir-faire lui a été transmis par son grand-père, dont la présence hante les pages du recueil. Un hommage évident à cette figure se tisse au long des quatre suites poétiques qui suivent le cycle des saisons.

Dans les premières pages, la poète avoue se reconnaître dans les plantes indigènes qui « fleurissent pour elles seules // secrètes / fragiles / éphémères », comme si elle était elle aussi à l’écart du monde. Malgré cette solitude désirée, elle n’arrive pas à disparaître dans la forêt. Elle doit « crier / si fort / pour être ignorée », car même « les roches, le lichen, le varech / hurlent [son] nom ». Lambert n’est pas simplement une poète qui observe le monde, elle s’y sait perçue, elle sent qu’on l’appelle.

Ici, la nature est l’enseignante qui rappelle l’importance « du chemin / des éclaboussures », du processus. De la terre, Lambert extirpe « la bonté « et se souvient qu’elle est elle-même à la fois « montagne « et « mycorhize / réseaux secrets / réseaux rapides / réseaux invisibles ». Ce qu’elle apprend l’ancre dans le réel : « jamais je n’aurais été / si présente ».

Si le grand-père apparaît dans la première suite, le temps d’échanger des silences qui « grugent les Perséides / parasitent le cachet de l’été / et la solitude », il ne prend réellement place qu’à partir de la deuxième suite, qui appelle l’automne et, avec lui, le feu de bois. Ce grand-père est présenté comme un battant qui « bûche ses épreuves / en cordes de tristesses ». Bien que « son corps le quitte », son lien à la terre l’enracine : « il a planté du ginseng / pour mieux vivre / a dépassé la vieillesse // il est centenaire ». Par un enchaînement de verbes, Lambert fait briller la vie de son grand-père :

il observe
les aiguilles caduques transforme
les cambiums en farine

il dort,
traçant au crayon
le toit d’un refuge
il
saisit et percute
ses souvenirs
avec la force et la prestance
d’un fjord.

C’est par ces gestes et sa relation profonde à la nature qu’il s’accroche : « entre / les bourgeons et les rhizomes / il persiste ».

Dans ce qu’on pourrait croire être un effort pour conserver les souvenirs, le recueil est ponctué d’illustrations de Lambert. À la page 24, le dessin d’un poêle à bois ; deux pages plus loin, elle « allume des chandelles / dessine son poêle à bois / de mémoire / une tasse de gin-réduit à la main ». À la page 31, un homme sans visage. Ce visage a-t-il déjà été oublié ? Ce n’est pas l’essentiel, puisqu’une « érablière à bouleaux jaunes « « s’érige dans [leurs] veines ». Le recueil touche la beauté singulière des relations affectueuses : « le feu craque avec lui / mes yeux cherchent ses rides / mon tannant ». La poète sait ce qui les attend : « l’évidence ». D’ici là, elle entrepose les paroles de son grand-père « à un endroit / souvent délaissé / pourtant vital ».

Parce que « ses repères s’effritent », il importe d’enregistrer la moindre sensation. La mort rôde. Son grand-père

absorbe
les odeurs inédites
de la grotte aux mille échos y entend
la voix qui,
nerveuse,
terrifie son corps amarré jours et nuits
il travaille
à mieux demeurer.

La poète assiste à ses dernières résistances : « son hiver s’élargit / je comprends / l’état de ses paysages // je lui souhaite / d’habiter un endroit / en lui / qui apaise ». Puisque le grand-père personnifiait le lien avec la forêt, le deuil se poursuit dans l’alliance avec la nature : « à sa mort / l’urgence / de transplanter ses vivaces // près des érables / il fleurit ». Elle ne sera « jamais seule « dans la nature : « une meute hurle en m’apercevant / elle devine qu’il y a longtemps / j’ai perdu la mienne // me sachant égarée, déferlante / la meute / chante ».

Il fleurit est non seulement un hommage réussi, qui nous rap- pelle que les enseignements de celles et ceux que nous aimons nous habitent, mais également un livre qui aborde le deuil avec subtilité et élégance où « même dans les failles / les plus profondes / il y a / des bleuets ».