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Féminicides et révoltes à l’italienne
Monique Deland

Carole David
Le programme double de la femme tuée
Éditions Les Herbes rouges, Montréal, 2022

Depuis 1986, Carole David élabore une œuvre qui s’organise tout entière autour des femmes. Loin de s’encarcaner dans une perspective qui reconduirait les stéréotypes, l’autrice choisit plutôt de les représenter à travers l’infini de leurs déclinaisons possibles. De la très jeune fille à l’amoureuse consumée de désir, en passant par l’écrivaine, la mère, la ménagère, la sainte, la folle, la Vierge, la putain, la meurtrière, la prisonnière ou la suicidée (entre autres), la figure de la femme n’est jamais réduite à un symbole, à une icône, à un idéal, à un mythe, à un absolu ou à une abstraction. Elle est une réalité totalement incarnée, évoluant dans un contexte et dans un décor spécifiques qui ne le sont pas moins qu’elle. Le texte sonne vrai parce qu’il donne accès à la complexe vérité des femmes.

            Au fil des ans, deux invariants ont contribué à façonner la marque distinctive de Carole David : la perspective féministe et les références à la culture étasunienne du siècle dernier. Si Le programme double de la femme tuée s’inscrit sans contredit dans le droit fil de la première constante, il en va différemment de la deuxième. En effet, les habituelles balises américaines cèdent la place à une espèce de panthéon romain laïque. Les lieux s’italianisent, comme en témoigne la mention de ce « McDonald’s romain. Un café et un cornetto, un euro ». Le recueil se passe entièrement en Italie[1], et la narration est soutenue par plusieurs vocables italiens : des noms d’églises, de rues, de ponts, de places, de portes, de monuments, de restaurants, de mets typiques et de jeux de cartes.

            De prime abord, ce déplacement des référents culturels peut surprendre un peu, mais il est loin de détonner par rapport à l’ensemble de l’œuvre de Carole David, puisque, en vérité, l’italianité s’y retrouve presque depuis le début. Le roman Impala, le recueil de nouvelles Histoires saintes et le recueil de poèmes Terra Vecchia[2] relatent tous les trois une quête des origines qui passe obligatoirement par l’Italie – Carole David étant d’origine italienne par sa mère. Le présent recueil prolonge donc le même travail d’exploration identitaire, en approfondissant le thème de cette grande fresque italo-américaine amorcée par l’autrice il y a plus de trente ans.

            Peu importe qu’elle soit romanesque ou poétique, l’écriture de Carole David est narrative. Le programme double de la femme tuée ne fait pas exception, et il nous place devant huit histoires différentes (aussi effroyables que véritables) de femmes tuées. Les récits sont racontés dans le désordre, car le but n’est pas de faire une histoire chronologique de la Femme à travers les siècles, mais bien de souligner la terrifiante régularité de la violence exercée à l’endroit des femmes, du Moyen Âge à nos jours. Pas de main sur les yeux, ni rien pour atténuer la dureté de l’évidence.

            L’autrice déploie crûment les mots «féminicide», «exil forcé», «sang versé», « massacre », «ablation des ovaires […] à la bougie électrique», «viol», etc. La puissance du texte tient en partie à cette hardiesse du regard, transposée en mots avec la même justesse aguerrie. Mais elle est surtout liée aux bouleversants parallèles tracés par l’autrice entre ces huit histoires de vies bafouées et la sienne propre. La poète s’identifie aux femmes tuées. À travers l’écriture, «nous cherchons ce que nous avons été», et les faits découverts suffisent amplement à lui faire dire que «[l]a mémoire est un terrain de guerre, un champ miné».

            L’écriture est on ne peut plus minimaliste. Chacune des sections comprend de quatre à neuf poèmes, composés en vers brefs, très resserrés, d’une cinquantaine de mots à peine. L’organisation structurelle du recueil est la même partout : chaque section s’ouvre sur un poème en prose qui situe l’essentiel d’une histoire d’horreur et de violence faite aux femmes italiennes. Ensuite viennent les poèmes en vers, qui jouent davantage dans les eaux personnelles que dans les grands fleuves des annales collectives. En même temps, le particulier et le général féminins sont portés par une seule et unique voix dans un même recueil, et cette convergence formelle vient redoubler la force du texte qui tend à effacer toute cloison entre les deux.

            Le ton est donné dès la première section. Le poème en prose sur lequel elle s’ouvre relate l’histoire de Beatrice Cenci (1577-1599), fille d’un aristocrate brutal qui abusa de sa femme et de ses enfants. Les crimes commis par lui demeurent largement impunis, grâce à l’indulgence accordée aux nobles de l’époque. Révoltée par l’inacceptabilité de la situation, Beatrice finit par tuer son père d’une manière extrêmement violente. Le pape Clément VIII la condamne, elle ! et il la fait décapiter à l’âge de vingt-deux ans. Depuis le jour de son exécution, le 11 septembre 1599, les gens de Rome la surnomment affectueusement «la belle parricide». Un portrait bien connu de Beatrice – œuvre du peintre et graveur italien de la période baroque, Guido Reni – est exposé au Palazzo Barberini, un palais romain aujourd’hui transformé en musée d’art.

            Au fil du temps, Beatrice est devenue pour les gens de Rome le symbole de la résistance contre l’arrogance de l’aristocratie, et ce n’est pas un hasard si la poète place ce récit particulier en tête de recueil. Les poèmes de cette première section se présentent un peu comme le drapeau brandi des combattantes, une image compatible avec cette croyance populaire voulant que le fantôme de la belle parricide apparaisse sur le Ponte Sant’Angelo (Pont des Anges), chaque nuit anniversaire de son châtiment, avec sa tête sous le bras. Et l’écho de cette vision lugubre retentit dans chacun des récits suivants, tout au long du livre.

            Les poèmes ne reconduisent pas bêtement chacune de ces données factuelles et objectivement vérifiables. Mais comme tout militantisme passe par la mise au jour de faits, il faut commencer par dire en clair ce qui s’est passé, pour ensuite en décrier l’injustice et condamner la situation. Cette approche était d’ailleurs utilisée avec beaucoup d’efficacité dans Manuel de poétique à l’intention des jeunes filles[3], à la différence que ce dernier constituait un véritable florilège de plusieurs dizaines de personnages différents, alors que les poèmes italiens du Programme double de la femme tuée n’en comptent que huit. La perspective est infiniment plus resserrée (autour de la seule barbarie contre quelques femmes), et cet angle spécifique vise, d’une part, à montrer du doigt la cruelle réalité et, d’autre part, à donner une nouvelle tangente à « ma peau qui après tout / appartient à la généalogie du silence ». Au bout du compte, le livre est une exhortation à la prise de parole au féminin – ce qui n’étonne pas vraiment, puisque c’est souvent le cas dans les livres de Carole David[4].

            Entre la grande fresque historique et le récit intime de sa propre vie, l’osmose est parfaitement naturelle. Comme si la biographie sociétale romaine et l’autobiographie n’étaient qu’une seule et même chose. La perméabilité des deux réalités est remarquable, et c’est cette étroite imbrication qui confère au recueil toute son intensité, au point d’en constituer le véritable point focal.

            Voici le tout premier poème du recueil – qui est donc un poème en prose permettant de situer l’essentiel de la vie et de la mort de Beatrice, telles que retenues par l’Histoire. Au-delà des éléments biographiques qu’il expose, le texte donne surtout à voir le fantôme errant de celle qui refuse de disparaître, et qui enseigne plutôt aux autres femmes la voie de l’obstination et de la pérennité.

Je m’égare dans les rues de Roma avec pour seul guide la lumière crue de mon téléphone. Beatrice, la belle parricide, condamnée par la justice des papes, porte sa tête décapitée sur le Ponte Sant’Angelo. Elle cherche sa belle-mère et ses frères. L’archange Michel l’a ignorée, s’est détourné sur son passage. Le lendemain, je la rejoins au Palazzo Barberini. Elle me sourit la veille de sa mort annoncée sur un tableau célèbre. Puis, j’arpente les allées du château de son père.

Nuit du 11 au 12 septembre 2019

Dans les pages qui suivent, la belle parricide n’a plus besoin de revenir dans le texte. Il suffisait de ramener sa mémoire à la vie pour donner le coup d’envoi à l’affirmation suivante : «je t’ai retrouvée / tu me rappelles ma promesse / une fois sortie de l’enfer». La tête coupée de Beatrice servira de premier maillon à cette longue chaîne de femmes tuées, laquelle allie la répétition de la révolte à la répétition des événements. Car, à la vision de toutes ces «cariatides appelées / à reprendre vie» par le biais du poème, l’autrice superpose «[s]on propre reflet confondu» et, ajoute-t-elle, «je ne me résous pas à mon exécution».

            La poète prend volontiers la place des disparues. Elle est obsédée par les fantômes de ces «courtisanes [qui] empruntent les corridors d’albâtre [et] valsent aux fenêtres / un poids sur mon esprit / la villa avoue ses crimes».

En plein jour
repliant le même décor
je vous observe
épaves colonisées
spectres ensommeillés
nous naviguons
César me rend ses bâtardes
ses femmes écaillées
celles qui se tiennent mal
qui dansent sur le pont
les bras étalés
la chair pourrie me convient

Le programme double de la femme tuée redonne enfin leur visage à ces femmes à demi dissoutes dans leur chair pourrie, et peut-être un peu oubliées avec le temps. Après avoir fait connaissance avec l’histoire de Beatrice, on rencontre entre autres une artiste peintre de l’époque du Caravage qui a été violée par un disciple de son père (peintre également), une comtesse de Palerme assassinée de vingt-sept coups de couteau par son amant dans une chambre d’hôtel, une servante de Dieu poignardée à l’âge de vingt-trois ans par un jeune psychopathe totalement obsédé par elle, et «[c]ette autre femme tuée qui a parfois mon visage». Dans les mémoires du monde, les cas de figure sont nombreux, mais ceux évoqués par la poète tracent le même malheur invariablement réservé aux femmes de son recueil.

L’endroit de ma perte et de ma consolation
une antique cité
dont il ne demeure que les lacis
nul ne me précède
je suis héritière de prières sans réponse
habitée par le souffle des repentis
l’homme du traversier ressurgit
alors contre moi-même je tiens

            L’écrivaine résiste au tracé de l’Histoire. «[L]’éternité précède / pour une raison inconnue / les histoires de décapitation», et la poésie se propose comme un assemblage de vérités passées où s’immiscent les visions du futur : «mes instruments chantent / le précis de la charogne à venir». En même temps, face à toute cette infernale violence, l’autrice brandit une fin de non-recevoir : «je sors de la fresque / qu’on m’a assignée». On ne fera pas de Carole David une martyre. Les responsables (parfois accusés, rarement condamnés), «je porterai leurs reliques / comme le flamboiement».

À l’aurore qui suivra
je deviendrai
à en juger par mon âge
une mosaïque assemblée secrètement
une scène précédée d’oublis
un décor végétal
quelqu’un me dicte des chants
mon domicile secondaire envahi
par les sangliers
me voici déposée sur l’eau

… sur le long fleuve de la vie des femmes qui continue de faire son chemin, envers et contre tout.

            La profonde révolte qui sous-tend le recueil est parfaitement assumée par la poète, qui refuse d’oublier les femmes sacrifiées. En parallèle, elle refuse aussi d’oublier son éditeur et ami, François Hébert, à qui le recueil est dédié. François Hébert est décédé en décembre 2021, alors que Carole David terminait la rédaction de son livre : un hommage aux femmes tuées, mais aussi un hommage à cet éditeur unique, qui aura accompagné la poète durant trois décennies, de 1991 à aujourd’hui.


[1] L’autrice a séjourné pendant six mois au studio du Québec à Rome (offert par le Conseil des arts et des lettres du Québec), et c’est là qu’elle a rédigé une partie de son livre, selon l’épigraphe de la dernière page : « Rome, juillet 2019 — Montréal, août 2021 ».

[2] Les trois titres ont été publiés aux Éditions Les Herbes rouges, respectivement en 1994, en 2001 et en 2005.

[3] Carole David, Éditions Les Herbes rouges, Montréal, 2010.

[4] Plusieurs jeunes poètes féministes se réclament actuellement de l’exemple de Carole David, en affirmant écrire dans son sillage.