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Faire partie de la gang
Chloé Savoie-Bernard

J’aurai passé environ deux ans au sein du comité de rédaction d’Estuaire. En janvier 2021, j’ai accepté, sans trop y réfléchir, l’invitation de Laurence Olivier et Stéphanie Roussel à les y rejoindre. J’avais toujours eu l’impression de me retrouver un pied en dedans, un pied en dehors de ce qu’on pourrait appeler « la scène de la poésie au Québec » (à la fois trop trash et trop universitaire, trop racisée et trop québécoise, je n’ai jamais cru, peut-être à tort, que je faisais partie de la gang), et rejoindre la revue me semblait un geste à poser pour pouvoir me rapprocher un petit peu plus des poèmes, des poètes, des gens que je lisais sans nécessairement entrer en communication avec elleux.

Passer du temps à Estuaire m’a permis de réfléchir à plusieurs sur comment faire du milieu littéraire un lieu plus accueillant, plus bienveillant. Collaborer avec les membres du comité de rédaction, avec Laurence et Stéphanie, puis avec Marilou Craft, m’a donné l’élan d’une grande liberté, étayée d’une volonté ferme de mettre de l’avant la littérature dans tout ce qu’elle peut contenir de politique. Cela, en ne faisant pas de compromis avec ce qui a pour moi tant de valeur : la rigueur et la diversité des conditions esthétiques du poème. Ça a été deux années chargées de réunions, de travail d’édition, de projets à conceptualiser. Un été à aller chez Stéphanie en vélo pour fouiller toutes les archives des quarante-cinq années d’existence d’Estuaire et y trouver des citations qui se retrouveraient sur des affiches placardées dans la ville de Montréal pour fêter l’anniversaire de la revue. Participer à Estuaire a représenté une joie, une fête, un travail qui savait aussi se parer d’excitation.

Quand j’ai averti Stéphanie, Marilou et la directrice générale Margot Cittone que je devais me retirer du comité de rédaction, que j’étais désormais trop prise par l’université et mes autres projets, j’ai eu les larmes aux yeux : j’ai eu le sentiment que la vie universitaire me forçait à rompre avec une part déterminante de mon engagement poétique. Et à Estuaire, nous avons toujours réfléchi au soin à appor- ter pour que les poètes soient mieux, plus en santé dans leur travail créatif : pour être tout à fait cohérente, il fallait tenter d’accorder ce même soin à ma propre vie, essayer de garder mes énergies les plus vives possibles en n’en prenant pas trop sur mes épaules, et en laissant la chance à d’autres d’occuper mon poste. Passer le relais. Je sais que les revues vivent du mouvement, de la circulation des gens qui les animent. Je suis excitée de voir le renouveau d’Estuaire, ses modulations, d’assister aux vies qu’elle aura encore, à même les intelligences de ses confluents. Que la navigation soit longue, voire éternelle. Qu’elle soit heureuse et pleine de rebondissements.