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Dévaler le torrent d’une parole emportée
Monique Deland

Anne-Marie Desmeules
Nature morte au couteau
Le Quartanier, « Série QR », 2020

Le premier livre d’Anne-Marie Desmeules, Cette personne très laide qui sendort dans mes bras, abordait le thème de la déception amoureuse, et le deuxième, Le tendon et los, celui de l’ambivalence des sentiments liés à la maternité1. Son plus récent, Nature morte au couteau (quel beau titre !), entend tirer sur le fil rouge qui courait déjà dans les deux premiers, à savoir la violence de l’expérience de vivre.

Formulée en tout début de recueil, cette invitation ressemble à une exigence impérative. Y répondre équivaut effectivement à suivre le trajet d’un grand rhizome sanguinolent exposé sans retenue le long de cent cinquante-sept pages denses et touffues. Quiconque aura lu les deux précédents titres d’Anne-Marie Desmeules notera une importante évolution dans la langue. Avec Nature morte au couteau, on passe en effet d’une écriture « propre et nette, astiquée au possible » à l’inclusion volontaire d’irrégularités formelles, syntaxiques, stylistiques et structurelles, décrites par l’autrice comme « des ricochets, des gifles gentilles, une musique rassurante ». La violence n’est plus seulement un thème comme un autre, mais elle constitue ici la sève brute d’une vision créatrice qui doit trouver sa résonance jusque dans la forme. Impossible, dans un tel contexte, d’écrire la violence sans être violent avec l’écriture.

En trois livres seulement, la langue de Desmeules (hier intelligible, succincte, sobre et directe) est devenue foisonnante, débridée, frétillante et frénétique. Sans rejeter le risque d’amener les mots sur les pentes glissantes de l’insaisissable.

L’actuelle méthode d’Anne-Marie Desmeules paraît affranchie de ses anciennes exigences de clarté, et elle procède à présent d’une esthé- tique de l’ouvert et du tout permis. Mais la cassure n’est pas franche. De sorte qu’on voit cohabiter dans le texte deux façons de faire qui contrastent fortement l’une avec l’autre : d’une part, des reliques de la très limpide manière 2017, et, d’autre part, les effets complexes d’un nouveau procédé qui juxtapose les déboulés d’images éclatées.

La structure du recueil se calque, elle aussi, sur ce nouvel idéal d’ouverture et d’inclusion des choses de l’inconscient. À défaut de pouvoir tout dire de tout en cent cinquante pages, le projet de dé- part opte pour une thématique unique à traiter de manière extensive. C’est ainsi que les premières pages de Nature morte au couteau exposent quelques variations sur le thème de la violence, telle qu’elle se manifeste dans divers contextes. La langue est assurément poétique, mais on dirait presque un assemblage de petites nouvelles, avec des lieux (urbains ou sauvages), des personnages (certains reconduits d’une section à l’autre) et des actions qui se déroulent dans un espace-temps précis. Les deux suites intitulées « La caverne » et « La marche » vont même jusqu’à emprunter la forme de pleines pages de prose, comme on en trouve dans les romans.

La première de ces histoires a pour point focal l’environnement personnel de la poète : sa vie, ses lieux, son corps, « quand le ciel en a marre et se gorge de grêle ». Le récit suivant, intitulé « Le coupe-papier d’ivoire », la met à nouveau en scène dans une espèce d’autofiction portant sur le milieu carcéral. Ces pages-là décrivent la vie quotidienne des femmes dans les prisons (abus sexuels inclus), ensuite la vengeance de la détenue-narratrice à l’endroit d’un chef qui l’a choisie pour assouvir ses pulsions, puis l’évasion de cette même femme qui met le feu aux vingt-deux poubelles de la prison trouvées sur son chemin.

Plus loin, dans d’autres sections du livre, il est question d’Alzheimer, d’inceste, de souvenirs de viol qui hantent les nuits d’insomnie, de la fuite loin d’un monde brisé par l’expiration de sa phase de « paix relative », de la nécessité de « [g]arder secret », et des efforts pour « nous maintenir en vie ». Tout du long, on le voit bien : vivre est difficile. Et l’autrice multiplie les illustrations de cette évidence. La reprise du thème assure la cohésion de l’ensemble… jusqu’au premier tiers, environ.

À partir de là s’opère un glissement important dans la structure du recueil. On délaisse les narrations individuelles déployées dans leurs temporalités respectives, pour adhérer à une mégaligne du temps qui déclasse et efface toutes les précédentes. Les choses se jouent subitement sur un plan supérieur, à la fois plus abstrait et plus général, et on assiste à l’évanouissement des histoires personnelles au profit du grand récit d’un sujet indéterminé qui tente d’évoluer vers une sortie de crise. « [U]n projet désincarné qui n’aboutit pas. » Il est alors vaguement question de résilience : « [t]u entrouvres les lèvres, renommes en secret l’an un ». Mais un désir de résilience n’est pas automatiquement de la résilience. C’est ainsi qu’est créé un personnage (… oserait-on dire incorporel ?) qui a autant de peine à se définir lui-même qu’il a « du mal à planter le décor ». D’où, peut-être, le recours à des pronoms interchangeables (« je », « tu », « nous ») qui renvoient à des réalités rarement définies au préalable. « Certaines déchirures écorchent les apparences et laissent entrevoir la structure. »

Ce changement de cap ajoute une dimension intéressante quand un deuxième niveau de lecture se profile au cœur de poèmes qui, soudain, peuvent être lus autrement. Mais lorsqu’une rupture sur le plan thématique vient s’ajouter à une rupture préexistante sur le plan formel – ici, les saccades d’images incessantes qui hachurent passablement le rythme –, la solidité de l’édifice s’expose à un cer- tain danger : la perte de contact avec le fil conducteur. Bien que les images déployées dans Nature morte au couteau soient indéniablement riches et fascinantes lorsque prises séparément, il faut consentir à beaucoup d’éclatement pour apprécier la globalité du recueil. « Ma fenêtre regarde dans de multiples directions mais ma vision tunnel ne débouche sur aucun autre monde ». Et au final, on reste sans doute avec l’impression qu’il y a plusieurs livres en un, dans celui-ci… La surabondance des pistes proposées et la déroute potentielle qui en résulte sont manifestes et totalement assumées.

C’est indiscutable : il plane dans les pages de cette Nature morte au couteau un puissant parfum d’étrangeté qui séduit, voire qui envoûte. Pouvait-on s’attendre à moins de la part d’une autrice qui y affirme d’un côté : « [j]e m’avoue prisonnière du réel », et de l’autre : « [j]e m’arrache au réel » ? La brèche créée par cette dichotomie suffit à faire émerger une réalité aux antipodes de la réalité.

Voilà, en quelques phrases, circonscrite l’orientation de tout le projet. Le livre entier se mobilise autour de ce tandem « [d]ouceur pour soi, violence pour le monde ». Dans un grand maelström d’émotions primaires et de représentations crues, le livre alterne entre fureurs vécues et rêves d’apaisement, ou – autrement dit – entre blessure avouée et besoin de réparation. Nature morte au couteau est un livre qui déploie un très large empan. Sa lecture complète révélera d’in- contestables qualités liées à la puissance d’évocation. Entre autres choses, elle permettra de mesurer l’impressionnant effet d’accumulation autour des thèmes de la violence et des affects, ainsi que l’habile jeu de construction effectué auprès des images qui sont souvent d’une saisissante beauté.


  1. Anne-Marie Desmeules,Cette personne très laide qui s’endort dans mes bras, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 2017 ; Le tendon et l’os, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 2019 (Prix du Gouverneur général 2019 dans la catégorie poésie, et Prix des libraires du Québec 2020). ↩︎