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Des archives qui nous ressemblent
Chloé Savoie-Bernard

Les archives ont le rôle d’assurer la mémoire là où le cerveau défaille et la vie humaine se conclut. Contre l’éphémère des existences singulières, elles offrent aux empreintes laissées derrière soi une pérennité approximative, qu’on souhaiterait néanmoins souvent voir réaliser en raison d’une pléthore de valeurs. Déchets, trésors, héritages ; papiers, œuvres d’art, carnets de notes, photographies. Poussières, talismans, rayons de soleil : ceux-là, qui les chasse pour les mettre dans des boîtes à consulter pour les générations suivantes ? Les archives sont mouvantes. Elles sont matérielles – d’or, de nacre, de papier – et se décomposent, rejoignant un imaginaire alors moins tangible. Peut- être nos cages thoraciques contiennent-elles des archives de nos vies passées, de nos vies espérées, de nos vies secrètes. Peut-être peut-on y déchiffrer quelques indices quant à notre futur. Il n’est pas dit que nos archives ne seraient pas menteuses. Cessons de leur faire tenir le fil d’une vérité unique : nos propres archives nous transcendent. Ce n’est pas à nous de les porter, car elles appartiennent déjà à d’autres, à celleux qui nous succéderont et nous trahiront peut-être.

Aux archives, à ces documents auxquels les mots assurent une consistance, d’aucuns donneront le nom d’histoire. Parfois, une his- toire avec un grand « h » monumentalisant. Reste qu’on se demande qui a droit à une représentation par les archives, surtout lorsqu’on sait qu’elles seront fort probablement capitalisées, voire usurpées. Pas tout le monde, voilà qui est sûr. Ici, nous voulons voir si un poème a la capacité de supplanter des archives collectionnées par qui n’aurait pas dû y avoir accès. Le récit des archives ne montre souvent qu’un côté de la médaille et oublie dans son revers toutes ces populations déplacées, tues, minorisées, qui n’ont pas pu amasser ces fragments d’elles-mêmes à interpréter a posteriori ou qui l’ont fait dans l’écho de leurs voix.

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Il y a les archives personnelles, autels de famille, chasses gardées du privé, puis il y a celles des musées, des bibliothèques, déposées dans des boîtes scellées. Pour manipuler celles-ci, il faut porter des gants blancs à taille unique. Rares sont celleux à qui ces gants vont parfaitement : les outils qu’on nous prête sont souvent inopportuns et ridicules. Qu’arrive-t-il lorsqu’on décide d’accéder à ces espaces réglementés sans autorisation ? D’y entrer par effraction ? Les archives cesseraient peut-être de répondre à certains régimes totalitaires. Hors d’un usage codifié, elles sont susceptibles de prendre une tonalité personnelle ou d’être lues sous un nouvel éclairage. Elles peuvent être reconfigurées dans des collections personnelles pour répondre non plus aux besoins politiques d’une société, mais pour respecter d’autres ordonnances, souterraines, potentiellement malicieuses et aussi, parfois, certainement vertueuses. Elles donnent alors à voir des communautés auxquelles on ne s’attend pas, qui prendraient place chez celleux qui témoignent de leur existence. Dans ce numéro, Stéphane Martelly écrit « J’accepte d’être hantée ». Maya Cousineau Mollen, elle, ordonne, pour accomplir un devoir de mémoire envers les victimes des pensionnats autochtones, qu’on « voi[e] les fantômes errants / ceux qui hantent mon regard ». Cette ouverture à la parole des spectres met la table pour les voix qui infiltrent les textes. Les voix ne parlent pas seules, et laissent entrevoir, dans un palimpseste qui se transcende lui-même, de nombreuses autres, souvent douloureuses mais pas uniquement dramatiques. L’anamnèse n’est pas exempte d’accents de lumière puisque « très tôt il faut apprendre à sourire aux douceurs de l’amnésie », pour reprendre les mots de Serge Agnessan.

Les archives – les « inventaires », écrit Uasheshkun Bacon – qu’invitent à visiter les poètes de ce numéro mettent de l’avant des communautés en négatif de celles au pouvoir : les jeunesses trans et queer chez Laura Doyle Péan et Symon Henry, par exemple. Ailleurs, les non-humains apparaissent, chez Nicholas Dawson qui se demande si « les pélicans font danser les morts dans leur bec », et également dans les poèmes d’Isabel Zapata, traduits par Sonya Malaborza, qui s’attardent dans des images vivifiantes à des pieuvres et des requins. L’œuvre de Chih-Chien Wang, choisie par Annie Lafleur pour la couverture, révèle, quant à elle, le paradoxe de l’éphémérité d’une survivance après la vie, à travers une atten- tion au végétal. Les fleurs de Two Items in a Box no 2 (2012) peuvent continuer d’exister, une fois arrachées, asséchées, mais elles le font dans une fragilité qui ne promet peut-être que leur dispersement futur. Chez Olivia Tapiero, pour trouver un corps qui soit le sien, l’humain fait état de ce qu’il contient d’animal dans des alchimies inquiétantes : « de la viande j’extrais / une plante / et de la plante l’épine dorsale / d’une baleine interrompue ».

Nathanaël signe avec « Impérities (4 décembre 2019 au 30 jan- vier 2020) » un nouvel opus de son feuilleton, dans lequel sont inter- rogés les nœuds des réminiscences : « Rêve sans souvenir d’avoir rêvé et dont la matière te revient comme une mémoire. » Archiver, ce serait ne pas laisser s’écouler des parts de soi, comme chez Sarah Walou qui souhaite « ne perdre aucun sang ». Mona Latif-Ghattas prend aussi le pouls de la mémoire des corps exilés, alors que « l’archive est une demeure où gisent nos avenirs ».

Ce qui unit les textes du présent numéro est sans doute la certitude que les archives résistent à une disparition, qu’elle soit personnelle ou collective. Les revues, genre littéraire aux espaces fragiles, peut-être plus à risque d’être remisées et oubliées que les livres parce qu’elles font moins souvent l’objet d’études, semblent en cela incarner un lieu de choix pour penser poétiquement et esthétiquement une mémoire qu’elles-mêmes peinent à construire, puis à perpétuer. C’est en se demandant comment Estuaire pourrait laisser place, elle aussi, à l’archive en ces pages que nous avons été poussées à enfreindre – une fois n’est pas coutume – nos propres règlements qui veulent que nous ne publiions que des textes inédits. Le texte d’Anthony Phelps a d’abord été publié en 2000 dans les cahiers du CIDIHCA (le Centre international de documentation et d’information haïtienne, caribéenne et afro-canadienne). Ce texte est pré- cédé d’une présentation de l’auteur et de son œuvre, préparée par Élyse Guay. Dans « Eaux-fortes andalouses », le regard rétrospectif du poète embrasse lieux et époques de sa vie pour en interroger les violences subies et ce qui en reste : « À travers l’inaudible diction des chambres / un vieil homme / curieux de sons et de lumières / reprend leçons de barbarie et l’Histoire moud sa rengaine / écriture lapidaire à jamais veuve de sang. »

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Pour son cent quatre-vingt-quatrième numéro, le comité de rédaction vous invite à lire ces triangulations entre ce qui existe et ce qui est à rassembler. Quitte à écouler ou à substituer les archives ronflantes des collections nationales par des archives encore à trouver, à colliger, à inventer, à transformer. Elles prennent forme dans les blancs des poèmes, dans l’espoir d’une forme à venir, dans le désir de fragmenter ce qui existe déjà pour lui faire dire d’autres choses qui nous ressemble enfin.