Aller au contenu
Défi : épargner les paroles de la musique
Zéa Beaulieu-April

Ayant passé mon adolescence dans les livrets de mes artistes préféré·es, j’accorde à ces petites publications le statut d’objets sacrés. L’écoute ne permet pas toujours de bien comprendre les textes et voir les mots sur une page peut donner l’impression de lever un voile, pour le meilleur ou pour le pire. Est-il possible de sortir les paroles de chansons de la chanson, de les lire comme des poèmes ? J’avoue que c’est un jeu un peu malhonnête, après tout, la chanson est une forme où le rythme, les harmonies, les tonalités et le tempérament des instruments jouent autant sur la signification des pièces que les mots et leurs effets singuliers. Cela dit, si l’exercice m’intéresse, c’est parce que je sais d’avance que Depuis, le deuxième album de Lydia Képinski, sera en mesure de relever le défi.

            Képinski a créé pour Depuis un livre en bonne et due forme. C’est une sorte d’évolution Pokémon du livret à laquelle l’artiste nous avait déjà initié·es à la sortie de son premier album, 1er juin. Celui-là est divisé en onze sections, une section pour chacune des onze chansons du projet : «Depuis», «L’imposture», «MTL me déteste», «Deux jours», «Anthony», «La saison des huîtres», «Vaslaw», «Arbol», «Anaël», «Vacances-travail», «Chlorine». En plus du texte de la chanson, chaque section comprend des pho- tos (archives des concerts, des tournées, de la création de l’album et des vidéoclips, etc.) et un court texte de Képinski pour introduire la pièce. Elle ajoute également quelques notes en marge qui soulignent les anecdotes ou les références à l’origine des passages sélectionnés.

Dans «Chlorine», par exemple, le mot «grenadine» renvoie à une recette illustrée du «Shirley Temple, cocktail inventé en l’honneur de la très jeune actrice que l’Amérique a refusé de voir grandir». Les notes, parfois humoristiques, parfois instructives, jouent le rôle de portes d’entrée à l’esprit de Képinski.

            Dès la sortie de son premier microalbum en 2016, EP, les textes de Képinski agencent les références mythiques et historiques (avec un faible pour la mythologie grecque et l’imagerie moyenâgeuse) avec des récits personnels. «Depuis», la chanson éponyme du dernier album, nous ramène à cette tension entre l’intime et le légendaire. Si elle perpétue «la lignée des légendes arthuriennes», elle en brise toutefois les règles, car le sujet traité n’est pas la dame à servir, mais plutôt le chevalier «qui va tuer des chimères, qui combat la peur commune du vide par spectacle et qui, dans une quête parallèle, s’adresse à une dame (qui dans ce contexte n’est pas une dame) idéale et déjà prise». On retrouve le style soutenu et lyrique des précédentes pièces : «ah et j’ouvre les écluses / après moi le déluge / le déluge s’abat droit sur moi // ah et j’ouvre les artères / après moi la colère / la colère ruisselle entre mes doigts». Chaque référence est choisie, réfléchie, et polysémique. Le déluge, par exemple, ne réfère pas seulement à l’épisode biblique. Ce terme, qui aurait été «utilis[é] par Madame de Pompadour alors que les révolutionnaires étaient aux portes de Versailles», vient aussi évoquer ces moments où on agirait sans se soucier de ce qui arrivera à celles et ceux qui nous entourent.

           Lire des chansons comme des poèmes demande de laisser tom- ber ses a priori de poète contemporain·e. Ce pacte de lecture exige qu’on accueille l’idée des rimes (je ne dois pas être la seule à m’en méfier comme d’une facilité qui peut rapidement prendre le dessus sur le sens). Dans «L’imposture», l’artiste explore l’excitation, la fébrilité dans laquelle l’artiste est plongée avant d’apparaître devant son public : «seule dans la loge / les yeux fixés sur l’horloge / je tue le temps // qui me sépare de vous / j’ai tant de choses à vous dire / serez-vous au rendez-vous // quand nos voix se superposent / c’est comme une métamorphose / des sentiments». Créatives et efficaces, sans trace d’inconsistance, ces lignes décrivent l’espace, font sentir la tension de l’attente et évoquent le résultat désiré en quelques mots seulement.

           Les paroles de chansons, particulièrement en musique pop où il est coutume d’inclure un refrain, ont également recours aux répétitions. Si elles ne servent parfois que le rythme et la musicalité, elles peuvent aussi nourrir le sens et l’intérêt d’un texte, comme c’est le cas dans « Deux jours », où la répétition renforce le sentiment d’urgence quand on pressent la fin imminente d’une relation : «au loin un gigantesque sablier / dont les entrailles fuyaient lentement / nous défendait d’oublier / qu’il restait de moins en moins de temps // deux jours / deux jours / deux jours». La pièce donne l’impression d’une course contre la montre, dans une série de gestes qui n’aboutiront finalement qu’au regret : «et j’ai vomi sur la faïence / et j’ai vomi pour me punir / pour plus que jamais je n’y pense / pour ne plus jamais me souvenir / de ces / deux jours / deux jours / deux jours». Cette utilisation adroite de la répétition ajoutée à la capacité de l’autrice de représenter le décor de l’aventure et de transmettre l’émotion à travers les actions en fait un de mes morceaux préférés de l’album : «tant de larmes sur mon visage / que des restes de vin colorent / dans le miroir dégueulasse / des toilettes de l’aéroport». Képinski nous fait aussi «voir» une scène dans la pièce «Anaël» : «comme si nous avions été peints par Raphaël / dans cette position d’omission / je n’ai nul zèle / moi la madone muette / à ton cou comme une amulette / à ton cou Anaël // je suis venue me déposer nue sur ton autel / sous la fresque éléphantesque de la chapelle». La rime en «el» a beau être un peu forcée, reste que l’image se déploie comme une toile. J’oserais même défendre l’idée que le martèlement perpétuel marque une tendance obsessionnelle à la sonorité sensuelle du précieux nom de l’aimé (il semble que la rime m’ait contaminée).

           «Anaël», la «fable liturgo-érotique», contraste avec des mor- ceaux plus terre-à-terre comme Montréal me déteste» : «Montréal t’es petite comme un cul / Montréal je t’avais pas reconnue / hey». Le langage parlé semble détonner dans le style plus «soutenu» du reste du projet, mais s’arrime bien à l’irrévérence de Képinski et à un morceau comme «Vacances-travail» : «stoppe la van y faut qu’on s’arrête / j’ai envie de me baigner ici / café, essence, pause pipi».

           L’album/livre est traversé par des tensions qui peuvent sembler s’opposer. Képinski passe en apparence sans effort de la solennité des hymnes à l’expression de sa détermination, comme dans le très littéraire «Arbol» («entre le grès et l’anthracite / dans les limites pariétales / j’inscrirai j’étais ton féal / dans les lignes illisibles du granite»), puis à des pièces où elle se rend plus vulnérable, comme dans «Chlorine» («je nous imagine / dilués dans le chlore / à la vie à la mort ») ou dans « Anthony » (« ils veulent garder la clé de la voûte / et je deviens ce que je redoute / une impie qui jamais ne change »). Ces paradoxes, ces contrastes, ne sont qu’humains, exprimant la varia- tion des différents états émotifs. Ils sont particulièrement percep- tibles dans les textes écrits au «tu». Dans «La saison des huître», le «tu» est celui qui repousse et qui attire : «hardi / faillible / anéanti / pourquoi tu ris ? // vassal / félon / Judas / reste avec moi». Dans «Vaslaw», le «tu» fait office de figure médiocre : «si tu penses que je suis venue / simplement pour te plaire // si tu penses que je suis venue / tu peux tenir mon verre». Le fil rouge qui traverse les thématiques se résume sans doute à cette double insatisfaction : le sentiment d’incomplétude qui hante la solitude émancipatrice et la déception des amours frustrantes. C’est l’exigence et l’intransigeance de Képinski. Seul le meilleur est acceptable.

           Évidemment, Képinski a tout avantage à explorer une multi- tude de styles d’écriture, mais on attendrait des morceaux comme « Anaël », « Arbol » ou « Depuis » toute notre vie si elle n’était pas dans le paysage de la musique québécoise actuelle. La voix radicale- ment singulière de l’autrice brille même en dehors de ses chansons, et il serait ridicule de s’en priver plus longtemps. Alors, « épargne la musique / des paroles classiques » : je ne retiendrai, moi aussi, que le meilleur.