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De la pauvreté qui rassemble
Monique Deland

Au printemps 2023, Nelly Desmarais a remporté le prix Émile- Nelligan pour son recueil Marche à voix basse. Une entrée par la grande porte pour la jeune poète, puisque c’était là sa toute première publication – malgré une certaine expérience dans le domaine de l’édition (acquise aux bureaux du Quartanier et à la revue Tristesse), ainsi que des années d’études littéraires (à McGill et à l’UQAM).

Le titre, Marche à voix basse, suggère une posture doublement effacée du corps et de la parole, comme si les réticences de l’un n’al- laient pas sans celles de l’autre. Les premiers poèmes valident l’hypothèse, puisqu’ils décrivent un « je » qui avance, presque en zombie, au milieu d’un environnement urbain qui lui paraît étranger et encombbré, dans l’espoir de trouver sa niche. « [I]ci les trottoirs sont plus larges que mon dos / les corps plantés au centre / parlent une langue qui raconte / tout ce qu’il faudra détruire / pour voir le ciel ». On devine que tout décor naturel appartient au passé. La ville actuelle paraît hostile, voire dangereuse, et les chutes font partie des risques.


Dans ce lieu menaçant, la poète trimballe ses doutes et ses fragilités. « [I]ci c’est presque chez moi / les têtes élimées / les visages couleur cendre / je ralentis / un œil seulement / comme si je m’étais cachée / eux tendent leurs paumes / à une aveugle ». Les gens qui passent se trompent sur son compte. Elle n’est pas aveugle, mais de manière symbolique, oui elle l’est, puisqu’elle ne connaît ni son but ni son point d’arrivée : « les bras en croix sous ma veste / je ne sais que l’élan / le saut ». Il lui importe moins d’atteindre un lieu précis que de partir tout court. Elle veut se désencombrer du passé et quitter ses origines, lesquelles sont marquées du sceau de l’absence, comme c’est le cas pour celles d’une autre femme avant elle : « un matin de juin 1948 […] je suis née […] d’un coup dans le ventre / d’un viol conjugal / d’un père absent / semence insérée / point barre ». À ce moment, une importante confusion – qu’on imagine volontaire – est posée entre le « je » de la poète et le « elle » d’une deuxième femme.


Cette femme, qui appartient à une « troisième génération d’enfouies / javellisées / loin des suites d’amants », affirme s’être « remise au rose / pour clore d’anciens deuils / résister aux stigmates de l’enfance / à la haine apprise / pour déjouer la violence / d’une histoire / sa répétition ». Pendant de nombreuses pages, on continue de se demander qui donc est cette femme – aujourd’hui septuagénaire – qui parle depuis le même pronom « je » que la femme errante de la première section, lequel appartient vraisemblablement à la poète. Les deux femmes cherchent un moyen de survivre au difficile, chacune à sa manière, à travers d’éventuelles « instructions / pour [s]e contenir ».

Comme celui de la poète, le personnage non défini se promène dans le même quartier de la même ville – une cinquantaine d’années plus tôt. Avec « [s]a tête baissée pour vomir / un monde malade », l’aînée aboutit au « couvent d’Hochelaga », où elle découvre à ses dépens que les « instructions » suivies entre ces murs n’ont pas réponse à tout, et qu’elles ne peuvent pas grand-chose pour profondément guérir une âme en peine. Elle décide de s’enfuir de là, et elle disparaît « sur de nouvelles balançoires / quelque part au milieu / des Montérégiennes / des champs de maïs à perte de vue / dans une maison au décor d’après-guerre ».


Au deuxième tiers du recueil, la ligne du temps se brise à nouveau, pour nous ramener au « je » de la poète, alors d’âge préscolaire. L’enfant habite sur un rang à Notre-Dame-de-Bonsecours (en Montérégie), et elle vit presque exclusivement chez sa gardienne Lisette, qui a un mari et des enfants, qui sont peut-être des « orphelines » recueillies par elle, pour compenser les pertes de ces femmes « javellisées » dont elle fait elle-même partie. Une manière de réparation. La gardienne a un « handicap / intellectuel », et elle est naïve. Elle compare son enfance à celle de la poète. « Lisette est orpheline / bébé abandonné par sa mère / à la crèche // elle dit que nous sommes pareilles / depuis mes sept ans / je sais que j’ai / un autre père quelque part ».

La poète est élevée par Lisette, qui répète les gestes qu’on lui a appris en son temps : « comme Lisette / je remercie le ciel pour le repas […] paumes jointes devant les statues de saints / je cherche la vérité / dans les bouteilles d’eau bénite / je suis habitée / si je ne cède pas à la tentation / il me délivrera du mal ». La gardienne agit comme une bonne mère avec la poète – qui est là avec sa sœur, apprend-on : « elle nous appelle / ses enfants ». Elle les aide avec leurs leçons, prend leur défense dans les situations où elles sont menacées, et elle les soigne avec « du seven-up flat / et des biscuits soda / pour guérir / le rhume la nausée / les maux d’estomac la fièvre ».

À douze ans, c’est au tour de la poète d’aider sa gardienne pour qu’elle finisse ses études primaires : « je corrige ses devoirs / comme elle a corrigé / les miens ». Malgré leur grande différence d’âge, leurs deux lignes de vie vont bras dessus, bras dessous :

j’ai grandi dans son grand rire
son amour ses paroles ses croyances
et si maintenant son histoire
se mêle à la mienne
ce n’est pas pour rien
c’était écrit

Au tiers du recueil, on découvre que Lisette prend la poète à témoin et qu’elle lui « raconte le couvent » et « les religieuses du pensionnat ». C’est à ce moment qu’on peut recoller les fragments de texte, et assimiler le personnage de Lisette à celui de l’échouée au couvent d’Hochelaga : les deux sont une seule et même personne. Une fois terminé le récit de l’enfance de la poète, le texte ne fera plus référence à Lisette.

Après un extrait du très beau texte « Le mauvais pauvre » de Saint-Denys Garneau, on change de registre. Garneau parle de la joie et du bonheur comme des trésors inaccessibles pour quiconque est « un pauvre irrémédiable [car] il y a un trou en lui par où tout s’échappe, tous ses souvenirs, tout ce qu’il aurait pu retenir1. » C’est ainsi que parallèlement au récit se tend dans notre esprit un fil rouge entre les deux vies de la poète et de sa gardienne, autour de cette idée de pauvreté. Le texte prend tout à coup une dimension plus sociale qu’individuelle, et il passe au « nous » : à un « nous » au féminin.

toutes nous voudrions
nous souvenir
mais nous en sommes
incapables
toutes nous voudrions
garder l’image
mais nous n’en avons pas le droit

la peur nous laisse sans visage


Peur, perte et pauvreté s’amalgament. Si perte et pauvreté vont souvent de pair – et sont bien présentes dans les mots de Garneau –, la peur, elle, s’attache à autre chose. Dans ce cas-ci, la peur vient du sou- venir d’une agression, ayant causé une perte de sécurité indéniable et un état de pauvreté mentale. « [L]a portraitiste du SPVM / me dit d’avoir confiance dans le processus / elle m’apprend à faire surgir la mémoire / du blanc / du trauma ». Dans les bureaux de la police, la poète se prête à un exercice visant la création d’un portrait-robot pour établir l’identité du suspect. Mais en dépit de ses efforts, « rien ne se crée / il faut y croire / reprendre le récit de force / que le néant / se révèle ». La portraitiste en question – ses nom et prénom sont spécifiés2 – a, elle aussi en son temps, été agressée, comme la poète et comme Lisette.

Et le cercle commence à s’élargir : la gardienne, la poète, et maintenant la technicienne de la police. Toutes trois sont aux prises avec des souvenirs d’agressions. Pour chacune, les conséquences vont dans le sens de la peur, de la perte et de la pauvreté.

je n’aurais pas cru
trembler
quand approchent des pas
dans mon dos
je n’imaginais pas
la terreur
quand me dépassent
les joggeuses
les camions


Dans l’intimité de ses pensées, la poète tutoie le spectre de son agresseur, et elle développe avec lui une proximité au quotidien. Et pour cause, le souvenir de cet événement choc ne la quitte jamais : « dans le noir un visage apparaît / je sais que c’est le tien / car j’ai peur ». La parole devient difficile. Et on entend bien l’écho qui répète l’idée du titre Marche à voix basse : « j’ai toujours peur de crier […] lentement j’apprends / à ouvrir la bouche / je formule des riens // puisqu’il faut dire quelque chose / je voudrais dire / nous serons plusieurs ». Et le cercle s’élargit à nouveau, puisqu’il n’est plus seulement question d’événements appartenant au passé, mais bien des nouvelles violences qui auront lieu dans le futur.


Comme si la poète devenait à la fois témoin et dépositaire de toutes les agressions qui échoient aux femmes à travers les temps et les lieux, elle se projette dans leurs récits de vie inconnus. Elle imagine celles qui vivent, tout comme elle, « étendues / sur le carrelage /de la cuisine », leur « personnage figé / joué à la perfection ». Toute possibilité de mouvement est exclue : « je sais conduire mais // je n’ai pas d’argent / et j’ai peur de mourir ». Mais elle constate que la dissociation et l’effacement – qui étaient en phase de devenir les nouvelles « instructions » stratégiques pour survivre – ne peuvent pas devenir la norme. Quelque chose parle plus fort que « la crainte constante / de déranger », et la poète revient sur ses pistes, dans Hochelaga, « pour réapprendre du début / oublier les rôles / qu’on [lui] prêtait / pour faire taire / [s]es envies de meurtre », dont le sien propre.


L’autrice de Marche à voix basse est affirmative : « je me consacre / aux hagiographies / aux livres anciens aux récits oubliés ». Les événements du passé (et leurs conséquences conjuguées au pré- sent) constituent la matière première de son entreprise de création. Ses objectifs sont clairs : « je cherche la langue qui poussera / enfin les statues / à me répondre ». Dans l’immédiat, le but du poème est de mettre fin à l’immobilité, au silence, à la séquestration mentale et à la solitude générées par les traumas. Puis, dans un deuxième temps, avec un peu de chance, à créer une communauté de semblables.


On est toujours dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, « [f] ace au square Dézéry », mais le texte fait un nouveau bond dans le temps. Il nous transporte en 1927, année de « L’incendie du cinéma Laurier Palace », dans lequel « 78 ENFANTS ONT PÉRI3 ». Le saut peut paraître abrupt, et peut-être même aléatoire – comme entre les sections précédentes du recueil –, mais, là aussi, il y a un lien. Au milieu de Marche à voix basse – en ne revenant nulle part sur le sujet, sauf de manière très laconique4–, l’autrice évoque la cause de sa plus grande peine : « la pire des brûlures / la source de mes larmes / l’enfant que j’ai laissé derrière ». Ces trois vers comportent deux mots importants : « brûlure » et « enfant ». Ces deux mots font office de charnières permettant au texte de basculer entre la vie intérieure de la poète et l’événement de l’incendie, lequel donnera éventuellement accès à la communauté salvatrice.


Cette sixième partie, qui porte sur l’incendie du cinéma, troque les vers pour des éclats de prose (entrecoupés d’astérisques), alors que l’esprit de la poète dérive et qu’elle imagine la vie quotidienne des gens qui habitaient, en 1927, son appartement actuel. Un va-et-vient textuel fait alterner les deux histoires parallèles : la description (factuelle5) de l’incendie et le récit (à mi-chemin entre l’observé et l’imaginé) de ce qui se trame à ce moment-là dans les rues avoisinantes – à savoir les allées et venues des prostituées en quête de drogue ou de clients, « filles décharnées qui demandent de l’argent, le visage troué, traversé de tics ». Revenue à la réalité, la poète regarde au dehors, à travers la fenêtre de sa chambre. Elle observe ces pauvres femmes, « les surveill[ant] de loin, jour et nuit », comme Lisette l’avait surveillée elle-même. Les mises en abîme se multiplient, et le texte va jusqu’à relater le scénario du film à l’affiche le jour de l’incendie du cinéma, dans lequel « une enfant tombe du deuxième étage et ne se relève pas. Une femme se jette sur le petit corps pour le prendre dans ses bras ». Les femmes d’hier au secours des femmes de demain.


Puis, fidèle à sa manière éclatée sur le plan chronologique, le texte revient au poste de police, au moment de la déposition. On a alors le détail de l’agression (repoussée), la plainte déposée à la police, suivie d’une série de procédures judiciaires qui permettront de mettre un nom sur la tête de l’individu. « [J]’ai reçu ton nom par la poste / je t’ai cherché sur internet / ton visage était là / j’ai eu mal au ventre ». Les premières lignes du poème sont en caractères romains, et le reste est en italique comme s’il relatait le verbatim d’un texte vu ailleurs.

ici tu es plus jeune plus maigre
menottes aux poignets
tu sors du tribunal

âgé de vingt-trois ans
au moment des faits
l’accusé récidiviste
devra passer six ans
derrière les barreaux
tentative de meurtre

agression sexuelle
a infligé quinze coups de

couteau à sa victime
une jeune femme
de vingt-sept ans


Jamais deux sans trois. Le frère de l’agresseur apparaît (accompagné de la blonde de l’agresseur) pour accuser la poète « d’avoir tout inventé / ils affirment que c’est ma faute / si son frère / si son amoureux / est en prison […] leur ami arrive en pick-up / avec un fusil de chasse / le 911 ne fonctionne pas / mon téléphone / n’a plus de batterie / je crie ». La poète continue de se battre avec les démons qui font partie de sa vie au quotidien.

la nuit je dors avec un canif
avant de me coucher je bloque
la porte avec une chaise
j’écris ce texte dans la salle d’attente
d’une clinique sans rendez-vous
où j’attends un diagnostic
pour ma peur
des marcheuses
j’écris ce texte
parce que je veux
te faire sortir de mon corps
te ramener dans la ruelle
je veux que tu y restes


Malgré sa volonté d’anéantir le souvenir persistant des agressions perpétrées contre elle, la poète est victime de ses mouvements psy- chiques et gestes incontrôlables : « moi je repasse la scène / j’enlève ta main / je répète le mouvement / quand j’entends / des pas dans mon dos / je change de trottoir ».


Les dernières pages de Marche à voix basse reviennent au temps présent et aux « bas quartiers » du début du recueil, pour reprendre l’idée de pauvreté. Une citation de Rainer Maria Rilke, extraite de son Livre de la pauvreté et de la mort, « Et les pauvres souffrent / alourdis par tout ce qu’ils voient », coiffe une vingtaine de poèmes qui comptent parmi les plus beaux du recueil. La poète délaisse la description détaillée de l’environnement extérieur pour se concentrer sur l’observation de son monde intérieur, lequel ne lui fait pas de cadeau.

ici il n’y a rien à voir
sinon la brique le noir du ciel
les colères à retardement
et les scénarios que je traverse
à chaque fois
pour trouver le sommeil


Le combat est perpétuel, et la marche est sans fin. « [P]our que la nuit arrive / je dois traverser / de l’autre côté des mots / ouvrir la bouche / éjecter le garçon de mes yeux ». Le jour aussi, même chose, l’esprit fa- brique à son insu des scénarios de violence : « la rue aux bras longs » est pleine de dangers imaginés. « [L]e vrai crime est ailleurs / loin de toute exposition », c’est-à-dire enfoui dans la tête de l’agressée, qui rejoue la scène en circuit fermé. Impossible d’oublier, surtout dans les rues d’un quartier dont la violence réactive quotidiennement les souvenirs pénibles. Sous les yeux de la poète, d’autres femmes sont victimes de crimes infinis. La poète s’identifie à elles, et tout ça lui rappelle que « le sang des dormeuses / coule en sens inverse / des schémas de l’enfance ».

je vois les yeux
le regard par en dessous
la démarche empêchée
de celles qui ont tout perdu


Puis, le temps finit par passer. Le recul impose un unique constat : « je serai là où il ne faut pas […] fille déglinguée / marchant comme
toutes celles / qui ont perdu espoir / où que j’aille / je ne promets qu’une chose / je serai encore / plus folle qu’avant ». Plus folle qu’avant, parce que son esprit est maintenant bousillé, autant par l’aspect irrecevable que par l’effet cumulatif des violences commises contre les nombreuses femmes autour d’elle. En contrepartie, un puissant sentiment de communauté lui permet de faire corps avec la souffrance des autres femmes, et la poète peut désormais accepter ses pertes : « sur le balcon le soleil / brûle ma peau / je regarde Hochelaga / je laisse le feu / faire son travail ». Elle rompt ainsi son isolement : « dans un amoncellement d’ordures / je trouve un visage semblable au mien ». Avec les femmes de son entourage, elle forme désormais une famille, semblable à celle réunie jadis par Lisette.

j’ai tout appris
de la mise à mort de la bonne élève
à l’extinction des filles de famille
maintenant je peux
abriter mes semblables sous mes jupes
connaître un succès inespéré
finir pauvre


La similitude entre les expériences – partagées même avec des inconnues ou avec des personnages imaginés – devient le liant qui dissout la souffrance personnelle. Sur le plan social, ça ne règle rien. Car la pauvreté poétique (de Rilke ou de Garneau, qui parlent du dénue- ment nécessaire pour atteindre aux fondements de l’âme) n’abolit en rien la pauvreté prosaïque de la rue, qui continue d’attirer la poète. Anéantie dedans comme dehors – « je pourrais descendre l’escalier / dans la rue / offrir ma chair comme un buffet froid / prenez ce que vous voulez / ici il n’y a plus personne » –, elle finit d’ailleurs à la rue, parmi les « filles à genoux [et] leurs amis / intoxiqués / ivres morts [qui lui] tendent / des fonds de bouteille / avant même / qu[’elle s]e réveille ».

Le poème final enferme le mal-être dans un présent éternel :

quand la lumière éclate
les jours de grande chaleur
je suis la foule vers le fleuve
puis rejoins ma chambre

dans les nuits sans drap
et les lampées de sel
tout ce que je sais
me monte aux yeux

  1. Saint-Denys Garneau,« Le mauvais pauvre », cité par l’autrice sans plus de détails biographiques. ↩︎
  2. Le nom de Diane Boudreault est retraçable sur le Web, et on peut y lire qu’elle est technicienne en identité judiciaire au SPVM. ↩︎
  3. Les majuscules sont de l’autrice. ↩︎
  4. Dans une strophe de quatre vers qui synthétisent sa perception de l’enfance,
    le dernier stipule : « enfance : brûlée ». ↩︎
  5. L’événement est amplement documenté et commenté sur le Web. ↩︎