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Culpabilité, quand tu nous tiens !
Monique Deland

Karianne Trudeau Beaunoyer est une nouvelle venue dans le paysage de la poésie québécoise. Elle y fait une entrée magistrale !

Je suis lennemie a beau être un premier recueil, il n’en a pas moins la force de frappe d’une main d’expérience. Dès le départ, on est parachuté au cœur de cet univers archisingulier qu’est la cavité utérine, où un fœtus de fille côtoie celui de sa jumelle qui ne sor- tira pas de là vivante. L’expérience a un arrière-goût de tombeau, au point où le liquide amniotique (source de vie, en principe) est, dans le texte, remplacé par de la poussière – comme dans l’expression mordre la poussière.

Notre pensée engendre notre monde. […] Tu me proposes un jeu.
Je ne pressens rien de tes manigances, je te fais confiance, comment pourrait-il en être autrement ? Tu es légère, entêtée. On joue à faire le mort.
La première qui remue a perdu. Veux-tu, ma mie ? Veux-tu ? On joue ?

La narratrice accepte de jouer et elle fait le pari de sa victoire, en étant résolue à rester immobile tout le temps qu’il faudra pour gagner. Mais sa sœur est rusée et habile. « Tu aimes, plus que moi, te voir être la morte que tu seras. « La jumelle précipite leur sortie en faisant sauter le bouchon muqueux qui refermait l’utérus – bouchon qui est appelé « la perle « ou « la bille posée dans la poussière entre nous deux ». Le jeu dure longtemps et la narratrice s’en lasse un peu.

Je ne sais pas si c’est pour me rendre service, si tu sens mon inconfort, mon ennui, mais pour nous sortir de cette impasse tu dis : c’est quoi ça ? pointant ma poitrine.
Je baisse les yeux, tu tends la main, je m’élance.
Dans la collision, la bille rebondit et roule hors de la cabane.

Il faut sortir.

Accouchement prématuré ? Possiblement, puisque la narratrice écrit : « [j]e viens du futur. « On ne le saura cependant pas avec certitude, car le point de vue demeure celui d’un fœtus, et non pas celui d’une mère qui compterait les semaines de grossesse. Tout ce qu’on sait, c’est que la jumelle a disparu, que « la maison [a] perdu sa souplesse », et qu’il y a maintenant une femme qui besogne dans la cuisine. « La famille, c’est moi, c’est juste moi ».

La narratrice se retrouve toute seule. Elle évoque tour à tour un « [f]antôme », une « moitié », « une image qui grince au contact de l’air », « une ombre disproportionnée [à ses] talons », et la « mie « qu’était sa jumelle est devenue une « miette ». Entre-temps, la mère lave sa fille survivante à la débarbouillette et au savon blanc, alors qu’on devine vaguement qu’elle souhaiterait l’effacer, la faire disparaître – ce qui n’arrive pas aussi facilement. « [E]lle frotte, elle gratte, mais je reste opaque et sale […]. Je suis indélébile, je suis là pour de bon. « Les pulsions assassines et mortifères de la mère viennent ajouter à la morbidité du tableau, où elle apparaît sous la forme d’un fantôme.

Ma mère, elle dort souvent, elle dort beaucoup, le lit est défait, elle a des migraines, elle est fatiguée, elle ne fait pas à souper, elle va se coucher. Elle ne meurt pas vraiment, vous savez, elle échappe seulement « j’aurais envie de mourir ».

La mère se laisse tomber du côté de l’enfant mort-née, et la narratrice est engouffrée avec elle dans le mouvement de sa chute. « Jour après jour, la même série de gestes […] je nettoie les dégâts, je m’arrête pour consoler maman, je rassemble les morceaux : les morceaux de maman dans le lit avec les morceaux de maman ». En plus de porter le deuil de sa sœur jumelle et de devoir veiller sur sa mère incapable de prendre soin d’elle-même, la narratrice nourrit une réflexion potentiellement plus écrasante encore. « Pour qu’il y ait eu un mort, faut-il qu’il y ait eu un crime ? Et s’il y a eu un crime, est-ce que je suis coupable?»

Tant bien que mal, la petite survivante s’efforce de métaboliser sa culpabilité et sa douleur d’exister : « alors j’essaie de me soulager en me tapant la tête sur quelque chose. « Théoriquement, ce geste d’automutilation vise autant à engourdir la douleur émotionnelle (en la remplaçant par une douleur physique) qu’à se punir d’être en vie. Dans le présent contexte, on pourrait presque voir ce compor- tement comme un désir de traverser le réel, pour retourner dans le ventre bouché des origines évanouies. « Ce n’est pas compliqué, si je le pouvais, je disparaîtrais. J’irais le plus loin que je peux à l’intérieur de moi, j’irais dans ma chambre, rejoindre mes petites histoires, avec mes petits personnages.»

Ce vœu de dématérialisation évolue au fil du recueil. Si, au cours du premier tiers, le langage est plutôt sobre et rudimentaire (comme celui d’une jeune enfant – ou comme le serait celui d’un fœtus, si on veut l’imaginer), il se complexifie par la suite puisque la narratrice avance en âge et prend de la maturité. « Un jour, j’apprends à conjuguer des verbes. « De sorte qu’on a bientôt affaire à une enfant qui réfléchit et s’exprime très clairement, avec une inventivité fabuleuse, une intelligence aiguë portée par un vocabulaire recherché, et parfois même par des parcelles de discours scientifique très bien incorporées au reste du texte. La langue devient vive et caustique, « une langue qui aurait le goût du sang sec ».

Le ton cru (et cruel) rappelle parfois celui de la jeune Bérénice Einberg. D’ailleurs, les deux enfants ont beaucoup en commun, puisque l’héroïne de Lavalée des avalés est en pleine crise de détestation – détestation de la mère, du père, et même par moments du frère qu’elle adore. Les choses vont différemment pour la narratrice de Je suis lennemie, qui est seule au monde avec personne à haïr aux alentours. « Je m’excuse, chaise, d’avoir crié. J’étais tellement fâchée. « La haine, ici, est tout aussi féroce que chez Ducharme, mais faute de protagonistes, elle ne peut que se retourner contre l’unique personnage disponible : la narratrice elle-même. « Je compte les comprimés, je ne dis rien, je ne dors pas : je soupire, j’accuse, je m’en veux, je blâme, j’agonise. Je dessine mon testament. »

Le fantôme de la mort déteint sur tout. Il imprègne pareillement mère et enfant, alors que « la frontière s’amincit entre [s]a vie et celle des autres ».

J’ai pris ma mère sur mes épaules, je l’ai laissée s’y reposer. Nous avons marché longtemps, son corps effondré plus large que mon dos qui pour- tant continuait de la supporter. […] Peut-être nous sommes-nous trop rapprochées du crématorium. En fondant, ses muscles ont traversé ma peau.

Puis, la fille finit par en revenir. « Les masques de mère sur mon visage potelé, je les enlève, je les accroche […] pendant que je déterre bulbes de narcisses et racines véreuses pour que la force originelle renaisse intacte. « Impossible, cependant, de voir cette force originelle puiser sa substance nourricière ailleurs que dans la même culpabilité, laquelle relance la perception de soi comme d’un opposant à éliminer. « Je suis l’ennemie, chaque fois revenante. »

Peu à peu, on voit le recueil s’articuler tout entier autour de cette pulsion de mort multiforme (culpabilité, haine de soi, auto- destruction) et en justifier le titre. Tous les types de torture physique sont testés sur soi-même, en espérant « qu’à la longue mon corps corresponde à l’idée que j’ai d’un corps ». C’est-à-dire à un corps disparu.

Je m’exerce aux supplices. Je m’affame, casse les miroirs, avec les éclats je dessine dans mes paumes. Je me rase les cheveux jusqu’à l’urti- cation du crâne. […] Je retiens ma respiration. J’étudie la noyade. Je connais le moment où il faudra quitter les profondeurs et j’attends. Je me regarde nue jusqu’à ne plus me voir.



À cinq pieds neuf, quatre-vingt-dix livres, je sens mes côtes sortir de leur cage. Avec un couteau dentelé, je décide de les extraire. Je choisis la plus courte, la côte flottante, et j’enfonce la pointe dans les yeux de ceux qui n’avaient pas encore remarqué ma lente disparition.

Qu’advient-il, quand on est à ce point disparue ? La question de l’identité finit par se poser en clair… « Qui suis-je quand je ne suis plus moi ? Je suis hantée. Je suis composée. Mes vœux et mes ver- tiges les plus tenaces ont les traits d’une femme engloutie à la fin du printemps. « Comme si le fantôme inconsolable de la mère et celui de la jumelle mort-née rôdaient encore dans les parages, en main- tenant leur emprise ravageuse sur la narratrice… « Je pense savoir vivre, j’essaie des manières, elles ne collent pas ». L’émergence d’une vie nouvelle en dehors des spectres n’est pas pour demain. « J’ai lavé mes mains à la térébenthine. La crasse et le sang et la honte me sont restés sous les ongles. »

Dans un épilogue qui cherche à colmater cette profonde fis- sure en soi, la survivante abandonne de guerre lasse, « l’horizon se dégage ». Pourtant, « les restes des os rompus [continuent de] s’entre- choque[r] », et la réparation semble aussi impossible que la poursuite d’une vie dans les décombres. « À bout de souffle, je renonce à lui tenir la main. J’accepte d’être cruelle et coupable. J’accepte d’effacer son nom. « La jeune enfant blessée par la vie est devenue « une fraction de femme ordinaire « qui ne peut rien contre sa culpabi- lité monstrueuse. « J’aurai été une amante cannibale. « C’est mourir vivante d’avoir trop aimé. Il faudra bien faire avec.

À partir d’une certaine hauteur, je n’ai plus le vertige. […] Je prends la joie pour ce qu’elle est, une version miniature de la mort, qui interrompt le temps avant de s’interrompre.

Ce livre bouleversant transperce le cœur autant qu’il célèbre l’intel- ligence de l’émotion. Il annonce une grande voix. Karianne Trudeau Beaunoyer est une superbe promesse faite à la poésie québécoise actuelle. Rien d’étonnant à ce que le jury du prix Alain-Grandbois 2021 ait retenu Je suis lennemie parmi ses finalistes, et que celui du prix Émile-Nelligan 2021 l’ait pour sa part couronné !