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Combattre en douceur
Monique Deland

Louise Dupré
Exercices de joie
Éditions du Noroît, 2022

Avec la parution de son quinzième livre de poésie, Louise Dupré clôt un cycle. Le triptyque amorcé en 2010 avec Plus haut que les flammes et poursuivi avec La main hantée en 2016 (tous deux aux Éditions du Noroît) trouve ici son aboutissement avec Exercices de joie. L’ensemble est d’une remarquable cohérence littéraire – cohérence qui se prolonge sur le plan visuel, puisque chacun des trois livres propose en couverture une œuvre de l’artiste québécoise Louise Robert[1]. Le fil d’Ariane de ce triptyque s’attache à une question philosophique d’importance capitale pour quiconque s’investit dans le travail de création poétique : que peut la poésie devant la détresse humaine, ou en quoi la poésie peut-elle désamorcer cette détresse ?

            Dans Exercices de joie, la poète d’expérience reconduit sa manière habituelle, en ayant recours au « tu » qui lui permet de s’adresser à une version plus vulnérable d’elle-même, davantage en phase avec ce qu’elle appelle « le côté démuni du cœur ». Dupré commence par faire le bilan d’une vie, en observant les femmes qu’elle a été à travers le temps. « [L]es femmes qui ont habité / ton nom // tu les as quittées / l’une après l’autre // dans leurs robes / démodées // et te voici maintenant / nue / devant le miroir ». Dépourvue de tout ornement, le « visage / vide, vaisseau / fantôme // ville sans patrie », la poète se met à l’écoute de « la mélodie du monde », qui ne répand pas que des cantiques d’amour et de félicité. Loin de là.

            Le détraquement de notre planète est tel qu’il nous cause « une fièvre / sans remède ». Un mal-être global, entretenu par le ressac quotidien d’images insoutenables, véhiculées par les bulletins d’information et leur lot de mauvaises nouvelles : « c’est tout près / c’est partout / et chaque jour », et c’est difficile à supporter.

La beauté, on la tue chaque jour devant tes yeux.
Regarder te fait mal, entendre te fait mal, tu as peur de mal mourir.
Tu as peur de survivre.
Tu perds la faim et la soif, la détresse devient une habitude.
Tu demandes sans demander, tu cries sans crier. Tu crains que ta voix ne puisse plus consoler un enfant.
Une forêt brûle dans ta poitrine. Le soir, il ne reste de toi qu’une cage calcinée où aucun oiseau ne voudrait se réfugier.
Pas même un moineau.

            Plutôt que d’ajouter à la torture ordinaire en restant mentalement prisonnière de ces images effrayantes, alors que notre « siècle s’enfonce / dans la mer // comme un paquebot / éventré », la poète s’invente une petite voie de traverse. Un plan B. En son for intérieur, elle élabore un projet qui prend des allures de programme d’exercices concrets pour mieux survivre au difficile. Ces exercices (qui partagent une indéniable parenté avec les exercices spirituels jadis prescrits par la religion catholique – parmi lesquels les célèbres Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola[2]) la doteront, espère-t-elle, d’une arme efficace contre l’insupportable : « une carapace te protège / des cris / que tu entends ». Cette « carapace » a pour fonction de faire en sorte que « tu survi[ve]s à la douleur [et que tu] n’appelles plus au secours ».

            L’image de la carapace n’est pas nouvelle chez Dupré : elle était déjà en place dans le deuxième volet du triptyque. Dès lors, on peut mesurer le chemin parcouru depuis La main hantée, puisque ce recueil s’ouvrait très précisément sur ces mots : « Personne ne t’a jamais appris / à te fabriquer / une carapace[3] ». Dans l’intervalle de six ans qui sépare ces deux livres, le courage de la poète semble avoir repris du tonus, et voilà que les innombrables scènes de catastrophes naturelles et humaines sont devenues « des images / qui ne [la] blessent plus ». Ce qui est à l’origine de cette volte-face ? Non pas un changement de contexte (malheureusement), mais plutôt un déplacement de la disposition intérieure. « [T]u cherches depuis peu / à pratiquer // la douceur // comme une discipline / de combat ».

            Tout le projet du livre tient en cet oxymore efficace : combattre en douceur. Les mots pour décrire le programme sont simples, mais l’entreprise est titanesque. Pour la poète, il s’agit de faire advenir de « minuscules joies / arrachées à la détresse », sachant au demeurant que celle-ci est une « détresse / impossible à soulager ». L’aspect irréductible de cette tension qui prévaut entre détresse et joie constitue le moteur d’une trajectoire circulaire, néanmoins aspirée par le haut. Les Exercices de joie de Louise Dupré veulent amener la détresse à évoluer vers la lucidité, et à voir migrer ailleurs les émotions qui nous emprisonnent dans les rouages du négativisme. Ils souhaitent ouvrir un chemin mystérieux vers l’avènement de la joie.

            C’est ainsi que s’engage un duel entre deux volontés aussi inflexibles l’une que l’autre : celle de la poète (portée par son besoin d’agir afin de survivre au chaos ambiant), et celle d’un monde qui fonce droit dans le mur, en continuant de laisser ce chaos s’aggraver. L’écart se creuse entre les camps adverses, et la « petite clarté / qui [l]’invite à la suivre / dans le noir » est bien pâle, en effet, si on considère qu’elle représente le seul guide proposant de l’accompagner le long de cette traversée qui s’annonce houleuse. Selon la poète, cette « petite clarté » émane de l’écriture – ou du désir d’écrire –, et elle est elle-même figurée par une humble « bouée de sauvetage », laquelle permet d’« écrire maigre / écrire pauvre ». Dupré met ici le doigt sur quelque chose de central au processus de création poétique : le geste des poètes pèse bien peu dans la balance, qui contient également le lourd fardeau du monde réel. On le sait, et ça ne nous empêche pas de continuer d’écrire contre la détresse, de nous élancer dans le vide comme David contre Goliath. Sans espoir, vraiment : « écrire, tu le sais / est un pari perdu / d’avance ». À la limite, on ne parie même plus : on se contente d’écrire.

            Malgré le caractère chambranlant de l’entreprise, la poète suit son instinct de survie. Ce qu’elle appelle « l’instinct qu’il faut pour durer » devient sa boussole, sans que jamais l’aspect irrémédiable de la situation disparaisse de son radar.

sans attendre
de consolation
tu n’as plus l’âge
des roses et des oiseaux
et tu n’arriveras pas
à réparer ton âme
ni la Terre
ni le ciel
maintenant abandonné
tu l’admets
telle une évidence

Cette « évidence » établit le socle sur lequel la poète prend son élan. Les pieds solidement ancrés dans la noire réalité du constat, elle lève malgré tout les yeux en direction d’une lumière inventée. Une confiance façonnée loin de tout romantisme, de toute religion ou de tout flamboiement surnaturel. L’optimisme de l’autrice se nourrit ailleurs ; peut-être dans la fiction, puisqu’elle n’est pas sans avouer « fai[re] semblant de connaître un abri où se réfugier ». Dans tous les cas, la poète sait fort bien que la tangente empruntée est artificiellement construite, et que celle-ci se tient à côté de la plaque de la réalité. Mais sa force morale est justement de croire en les vertus et pouvoirs du désir, de l’imaginaire et de la création. Peut-être aussi en la confiance elle-même. Pour Louise Dupré, une profession de foi, un credo sont nécessaires, « [c]ar l’amour ne suffit pas, il faut aussi prendre soin de la foi ». Il faut « deven[ir] un verbe de volonté ». Autrement dit, « [i]l y a une volonté de la joie, et tu y consens ».

            C’est en cela que Dupré tente d’opposer à l’aspect délétère des circonstances environnantes une vision toute personnelle du monde : « tu cherches des synonymes / modernes / au mot merci // tu dis compassion / ou bonté // en te dressant / contre la langue létale / qu’on t’impose[4] ». Se dresser contre la langue létale imposée signifie y répondre en lui substituant une langue différente. Une langue qui ne serait pas celle de la détresse qui court sans tête, par tous les chemins. Une langue-armure qui se présenterait comme la seule réponse possible au marasme ambiant tombé sur « le monde sali, le monde en sanglots ». Pour l’autrice des Exercices de joie, le verbe est une arme, précisément. « Il te reste encore des paroles à déposer sur la détresse », comme un contrepoids. Et c’est ici que se profile « l’intuition du poème », apte à venir au secours du cœur meurtri : « le poème ressuscite / des paroles / assassinées // il dépose des œillets / sur le malheur // afin de le rendre / supportable // le poème est une prière / secrète ». L’écriture du poème, comme une manifestation, une expression de la carapace.

            Les notions de carapace, d’armure, de protection, de refuge et d’abri reviennent à plusieurs reprises, sous diverses formes et images dans le recueil. Parmi elles, celle de l’« écorce », qui est bien sûr la carapace de l’arbre – le déplacement est évident. Ce qui relève moins de l’évidence que d’une conception personnelle, c’est le parallèle établi par la poète entre la vertu protectrice de l’écorce et celle du poème. Pour Dupré, le poème n’est ni plus ni moins que le bouclier protecteur de l’âme fragile, au même titre que l’écorce met à l’abri la chair tendre de l’arbre, qui autrement serait laissée nue, exposée et vulnérable. En même temps, c’est grâce à cette carapace que la vulnérabilité peut exister et être acceptée comme valeur humaine positive.

Et tes doigts se moulent à la communauté des arbres, tel le poète tu écris, toi aussi tu écris arbre, arbre pour l’arbre[5], feuillu ou conifère qu’importe, tu ne crains pas les aiguilles. Avec les ans, tu as appris à te fabriquer une écorce, même mince, même trouée, et tu sens qu’elle te protégera, tu peux maintenant prendre le risque de la tendresse.

            Sous la protection de cette écorce — c’est-à-dire sous le dôme symbolique de la littérature —, la poète espère faire germer l’apaisement tant convoité. En elle-même très certainement : « [t]u veux apaiser ton angoisse » ; mais peut-être aussi dans la « communauté » (humaine ? / écrivante ? / familiale ?) à laquelle semblent destinés ses conseils pour surmonter la détresse. Sauf que là non plus, ce n’est pas du tout cuit. « Le lait maigre des mots, tu essaies de le transformer en corne d’abondance. » Certes, le besoin de sécurité est immense, mais les ressources du langage quant à elles sont limitées, et la poète sait s’accommoder du minimum. « Tu ne souhaites pas un corps de gloire, juste une écorce assez dure pour te protéger. » Tout ce qu’elle cherche en écrivant, c’est avoir la chance de son côté, quitte à « accepte[r] ta lâcheté », ou même à « te ser[vir] de la joie / telle une arme / à bout portant ».

            La première motivation apparente de l’écrivaine tient à son mieux-être quotidien. Cependant, au fur et à mesure que progresse le recueil, il est de plus en plus question d’une seconde motivation qui tourne autour des notions éthiques « devoir / et responsabilité » : « [t]u penses à la joie comme à une politesse. » Vis-à-vis de soi-même, certes, mais aussi vis-à-vis de sa progéniture – nommément sa fille et son petit-fils, à qui deux des trois volumes du triptyque sont dédiés. À travers les nouvelles générations (représentées par la lignée de ses propres enfants), Dupré s’adresse à la jeunesse montante dont elle souhaiterait qu’elle ne se laisse pas envahir par le désespoir et la détresse. La poète refuse de laisser la tristesse en héritage.

tu as atteint l’âge
des testaments
et tu refuses
de léguer
le désespoir
malgré tes colères
légitimes
et toutes tes déceptions
telle ta propre mère
tu voudrais marcher
vers la mort
avec les yeux
d’une jeune fille
éblouie
devant l’obstination
de la vie sans cesse
à recommencer

            Le recueil s’organise autour d’une structure modulaire très forte. Divisés en trois sections qui se divisent à leur tour en trois sous-sections (avec un exergue spécifique pour chacune de ces neuf parties), les Exercices de joie de Louise Dupré sont rigoureusement construits, dans la mesure où chacune des sections principales reprend la même organisation formelle. La première offre (trois fois) une enfilade de vers brefs formant des strophes minimales d’une à trois lignes chacune, sans interruptions ni sauts de page ; la seconde se présente sous la forme de trois séquences de dix pages de prose, chacune formant un bloc compact ; et la troisième est faite de phrases complètes de quelques lignes (avec ponctuation), disposées en strophes isolées les unes des autres. Et c’est comme si, à l’intérieur de chacune des trois sections principales, la même voix parlait du même sujet, mais dans une langue légèrement différente, même si la poète estime pour sa part ne pas « savoir qui parle en toi quand tu parles, qui écrit quand tu écris ». L’ensemble est sans ruptures de ton.

            À la différence de Plus haut que les flammes (né d’une visite des camps de concentration d’Auschwitz et de Birkenau) et de La main hantée (écrit à la suite de l’éprouvante expérience de l’euthanasie d’un chat aimé), Exercices de joie ne s’organise pas autour d’une situation précise ou d’un événement particulier. Les poèmes de ce troisième opus du triptyque procèdent d’une posture qui relève davantage de la pensée conceptuelle et de l’abstraction que de l’anecdote. Le propos s’avère essentiellement philosophique, et l’autrice n’a plus besoin des exemples, des illustrations ou des allégories qui étaient mises de l’avant dans les deux premiers livres. Elle n’a même plus besoin de s’appuyer sur les théories de l’horreur : « tu n’as pas cherché de définition à la joie, comme si ce n’était qu’un tuteur, un bâton de pèlerin capable de t’aider à tenir. » Le livre tient tout seul, au cœur du vide qu’il expose. Et pour cause, « [t]on poème ne veut pas devenir un catalogue des désespoirs » ; « tu ne veux pas décrire un monde inhabitable. Pas aujourd’hui ».

            Comme on pouvait s’y attendre, le livre ne prétend pas répondre à la question de départ concernant les vertus du poème contre la détresse. « Dans quelle métaphysique peut se lover le poème qui cherche une voix rassurante ? // Les livres ne t’ont jamais apporté de réponse. » En dépit des efforts déployés par l’écrivaine pour se rassurer elle-même, afin « seulement de mieux respirer », sa fragilité ontologique demeure. « [T]u resteras une femme inquiète qui, chaque jour, devra recommencer sa foi. » Louise Dupré referme ici son cycle de trois livres sur la bonté. À coups de volonté, de détermination et de courage, elle continue d’écrire envers et contre tout, faisant dans le même élan la preuve de sa grande force morale et d’une non moins remarquable capacité de renouvellement littéraire.


[1] Louise Robert a élaboré une œuvre picturale abstraite de grand format où la poésie joue un rôle de premier plan. De l’écriture, des lettres et des mots (parfois illisibles, parfois lisibles – peints au pochoir, pendant une période) sont intégrés à ses tableaux. Louise Robert est malheureusement décédée le 7 novembre 2022, à l’âge de 80 ans.

[2] Ignace de Loyola, Exercices spirituels, Rome, 1548 (première édition réalisée par Antonio Blado). Le livre de Dupré lui ressemble en ce qu’il préconise lui aussi l’observation de sa conscience et qu’il prend appui sur la volonté d’orienter sa vie vers le mieux-être de son âme – la méditation sur l’Évangile et la conversation avec Dieu en moins.

[3] Louise Dupré, La main hantée, Éditions du Noroît, 2016, page 11.

[4] Les italiques sont de l’autrice.

[5] Le passage est en italique à cause de la référence au poème « Arbres » de Paul-Marie Lapointe – « le poète » auquel Dupré fait référence dans son propre poème –, publié en page 27 du tout premier numéro de la revue Liberté, en 1959. Le poème fut ensuite repris dans la somme poétique intitulée Le réel absolu : poèmes 1948-1965, parue aux Éditions de l’Hexagone en 1971.