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Cendres chaudes desquelles renaître
Karianne Trudeau Beaunoyer

Le noir est une couleur hantée, a dit à l’autrice son fils Auguste. Hantée comme peuvent l’être les maisons habitées par des êtres surnaturels, mais aussi comme peut l’être un esprit tourmenté, hanté par son passé, ses démons, par la peur ou par une idée. Or, la hantise, comme le noir du titre, se fabrique-t-elle ou n’était-elle pas déjà là, de toute éternité, tapie dans l’ombre, attendant une brèche par laquelle, comme la lumière1, elle allait pouvoir entrer en scène ? Virginie Chaloux-Gendron entreprend, dans La fabrique du noir, d’établir une généalogie de la violence, de nommer ce dont les victimes sont habituellement contraintes de ne pas souffler mot, sous peine de représailles encore plus sévères : « Parler. Voilà le voyage auquel je me suis conviée », annonce-t-elle en quatrième de couverture. Cette généalogie, il me semble qu’elle avait déjà commencé à en esquisser les ramifications dans Fais de beaux rêves, un roman paru au Boréal en 2020, dans lequel une femme « se bat inlassablement contre […] la peur de transmettre la pulsion d’anéantissement qui lie les généra- tions ». La famille est-elle le lieu de cette manufacture de la violence ? Peut-il en être autrement pour « ceux qui ont été maudits2 » et qui craignent l’amour donné ? Les enfants de la violence conjugale sont- iels destiné·es à en devenir à leur tour les victimes – ou à l’infliger – dans leurs relations adultes ?

Ne pas léguer un héritage empoisonné

Mère à son tour, « vivante parmi les vivants », la voix dans La fabrique du noir raconte qu’elle « men[t] depuis le début / pour ne pas effrayer l’enfant / quand de [sa] gorge / elle extrai[t] algues quenouilles / un monde souterrain / dont chaque respiration / dilapide [son] héritage ». « [B]aptisée sur le dos / comme un poisson / par la griffe d’un chat », elle semble savoir, depuis toujours, qu’elle pourrait devenir le jouet infortuné d’un cruel prédateur, qu’il s’en faut de peu pour que dans une main caressante apparaisse l’arme d’un crime :

je me méfie
de celui qui soigne
celle qu’il abat
d’une balle dans la tête

« [R]egarder le soleil dans les yeux / je ne suis pas née pour cela », écrit-elle, signalant peut-être à la fois qu’elle n’est pas faite pour accueillir une clarté qui viendrait mettre fin à la noirceur ancestrale, et que de s’aveugler ou de s’illusionner en croyant aux joies conjugales est impossible. C’est un paradoxe qui n’est pas si paradoxal dans ce recueil. En effet, La fabrique du noir repose sur des conflits de loyauté qui rappellent aux lecteur·ices que l’amour et la haine ne sont pas mutuellement exclusifs. L’amour-propre, celui qui protège l’ego et donc la personne d’une destruction totale, est parfois incompatible avec une présence maternelle indéfectible, mais il reste néanmoins don de soi : la femme qui, dans le liminaire, a laissé son enfant derrière, avec sa mère à elle, pour fuir un temps cette relation où règne la violence conjugale, est encore la mère de cet enfant, elle n’en reste pas moins sa mère qui « aimerai[t] [lui] montrer / à quoi [elle] ressemble vraiment / loin du danger ».

Les tragédies vécues par cette femme, qui, dans ce recueil, en relate une des plus communes3, « ont toutes commencé par [son] prénom / prononcé par des gens / qui s’en sont donné le droit ». Plus particulièrement, peut-être, prononcé par ce père qui, dans l’enfance de la narratrice de Fais de beaux rêves, « lance des assiettes qui s’écrasent sur le mur comme des avions », « [e]nvoie valser des chaises à travers la cuisine », et qui, lorsque la narratrice ose lui parler, la traite de « bonne à rien, de chienne, d’estie de connasse, de mange-marde et de bien d’autres choses [qu’elle] oublie au fur et à mesure ». Quand on en entend parler trop tôt, la mort est ensuite partout, semble réitérer Virginie Chaloux-Gendron dans La fabrique du noir. Elle peut se transformer en voix intérieure, autodestructrice, qui nourrira la honte jusqu’à saturation4. Ainsi, le jour où la me- nace prendra les traits d’un nouveau visage, par exemple celui d’un homme avec qui l’on entre en relation à l’âge adulte, a priori débarrassée de la figure du père mais non moins hantée par son souvenir, « [on l’]attendra / debout / [on lui] ouvrir[a] la porte / lèver[a] les grilles / [on l’]invitera à entrer / ce jour / [on] ranger[a] le bouton panique / [on lui] tendr[a] l’arme du crime / pour en finir ».

Faire mentir les déterminismes

La narratrice du roman Fais de beaux rêves parle d’un entretien qu’elle écoute à la radio avec la metteure en scène d’un spectacle qui réunit les différentes voix de Sylvia Plath et qui évoque d’abord l’aspect sensationnel de son suicide. La narratrice explique que « [l]’aura qui baigne la mort tragique de Plath, celle de toutes les écrivaines s’enlevant la vie, nous permet d’en parler sans l’avoir vrai- ment lue5 ». Dans La fabrique du noir, des passages mis en italique sont tantôt utilisés pour signaler des adresses à l’autre, des assertions en aparté de cette femme dont les poèmes racontent la fuite, tantôt pour rapporter les conseils de son avocat ou les paroles de l’homme violent qu’elle fuit, et qui lui déclare : « tu verras / j’ai bientôt ter- miné / je suis en train de faire de toi une écrivaine / un jour tu me remercieras / ma petite V. » La sentence de l’ancien conjoint paraît sans appel : qu’est-ce qu’une écrivaine sinon une femme que la vie domestique a poussée au suicide ? Et une écrivaine l’est-elle vraiment si elle n’est ni maudite, ni punie, ni dépressive, ni tourmentée, ni suicidée, ni maman, ni putain ? Si elle résiste à la tentation de se laisser couler dans l’océan avec des pierres plein les poches ? La fabrique du noir revendique d’autres possibles pour celle qui « essaie de refaire la route6 », qui fait des « rondes » « autour du trou noir avant de déflé- chir », c’est-à-dire de changer de direction. Les ténèbres sont partout, envahissent tous les lieux, tous les décors, intérieurs et extérieurs, et il est difficile, dans ce contexte, d’y échapper7, pourtant le livre se conclut par une partie qui s’appelle « de l’autre côté du trou noir », où la narratrice annonce qu’elle « reviendr[a] / couler de l’or dans [ses] plaies ». Dans l’ultime suite est insérée une page noire suivie d’un poème en prose. C’est le dernier de ce recueil, qui ne semble recourir à la prose qu’une fois que le propos donne lieu à une sanction définitive, à des phrases déclaratives protégées des intrusions de la violence par leurs majuscules et leurs points :

Un oiseau à la tête noire apparaît. Son bec nargue mes sutures, la gorge cousue de fil blanc. Je m’épuise sur les mêmes rochers sans savoir depuis combien de temps je m’appuie sur mes épaules. Les enfants des autres, le mien, les noms que je cache sous mon lit, mes vies clandestines sont autant de variations sur le dernier thème. Il est temps de quérir un sommeil tiède, de fermer les livres et de jeter la clé par-dessus bord sans sauver les meubles du déluge.

La fabrique du noir est un livre8 puissant, comme savent l’être les livres écrits après une traversée du désert9 de laquelle on est sorties vivantes, pas seulement pour en témoigner mais pour, peut-être, aussi en finir : avec les nuits sans étoiles, avec les gorges nouées, avec la fuite. Pour que les fourmis, les abeilles, les fleurs et le printemps reviennent en ville et prennent le dessus. Pour faire mentir la reproduction sociale, quasi mécanique, du noir. Pour commencer, ou recommencer, ce qui continue en dehors des pages du livre qu’on referme : la vie

  1. “There is a crack in everything, that’s how the light gets in”, selon la célèbre formule de Leonard Cohen ↩︎
  2. Virginie Chaloux-Gendron, Fais de beaux rêves, Éditions du Boréal, Montréal, 2020,
    p. 140. ↩︎
  3. L’ampleur de la violence conjugale vécue est difficile à évaluer, notamment parce que les données policières et les enquêtes populationnelles comportent certaines limites et ne permettent pas d’en rendre compte dans sa globalité. Au Québec, en 2020, 22 104 infractions contre la personne commises dans un contexte conjugal ont été déclarées par la police. Cependant, tous les incidents ou événements de violence commis dans un contexte conjugal ne sont pas nécessairement rapportés à la police. Dans l’Enquête sociale générale (ESG) menée par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) sur la victimisation de 2019, seulement 19 % de la population ayant été victime de violence physique ou sexuelle de la part d’un·e conjoint·e ou d’un·e ex-conjoint·e dans les cinq dernières années ont déclaré avoir rapporté l’incident à la police. Toujours au Québec, en 2020, les femmes représentaient 75,8 % des victimes des infractions contre la personne commises dans un contexte conjugal ayant été rapportées à la police et 90,9 % des victimes des homicides conjugaux (10 femmes victimes sur un total de 11 victimes). (Ces données, tirées du Centre d’expertise et de référence en santé publique, ne reflétant que les cas déclarés à des instances juridiques ou policières, restent approximatives.) ↩︎
  4. « [L]a honte n’existe plus / lorsqu’elle mange à sa faim » (p. 69). ↩︎
  5. Fais de beaux rêves, p. 29. ↩︎
  6. Fais de beaux rêves, p. 162. ↩︎
  7. « [J]e trouve une autre maison / à la lisière de la ville / je cache mes soleils sous le même toit / une maison sans nom sans adresse / j’oublie que Montréal est une île » (p. 38). ↩︎
  8. Au fil de nombreuses versions de ce texte, j’ai écrit ici, sans m’en rendre compte, le mot « libre », plutôt. Il me semble que ce lapsus n’est pas sans dire quelque chose du livre. ↩︎
  9. « [T]outes les nuits / l’enfant rêve que je meurs / noyée dans une mer asséchée » (p. 55). ↩︎