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Bricolage 2.0
Monique Deland

Roxane Desjardins
Trou noir
Éditions Les Herbes rouges, 2023

En introduction à un article paru en 2019 dans Lettres québécoises, Sébastien Dulude écrivait ceci : « Lorsque je me présente au bureau des Herbes rouges pour y rencontrer leurs éditeurs François Hébert et Roxane Desjardins, la nouvelle du jour est celle de la première photographie d’un trou noir. Hébert me dit : “La poésie, c’est un peu comme un trou noir. On y entre et on n’est pas certain d’en sortir. Bon, je vais faire du thé1.” » Cette image d’un trou noir qui vous happe, vous confond et ne vous lâche plus a sans doute résonné dans l’esprit de Roxane Desjardins, puisqu’elle reprend l’idée de celui qu’elle appelle affectueusement « [s]on éditeur fantôme », en donnant le titre Trou noir à son troisième livre de poésie2, lequel est publié, bien sûr, aux Herbes rouges, dont elle est devenue la directrice générale en 2021.

La carrière de la poète avait commencé en force avec Ciseaux (prix Émile-Nelligan 2014). L’orientation esthétique d’alors est main- tenue, puisqu’on retrouve dans l’actuel Trou noir quelque chose de la première manière, telle qu’elle était déjà liée à l’esthétique du collage… et du découpage. Dans Ciseaux, la poète nous révélait son mode d’emploi : « Pour faire un poème, prenez des ciseaux. Dé- coupez le sens en formes vertes. Mettez les morceaux dans un sac que vous agiterez doucement. Décantez : “je ne pars pas à la beauté envisageable je ne vends pas / mon corps algonquin // je n’ai qu’une chaise à la place des reins pour rester debout”3 ». Un peu comme si la littérature nous permettait de tenir le coup, même si ce n’est pas magique. « On tient le coup, ça nous effraie », mais c’est ce qu’on fait.

Depuis ses tout débuts, le travail minutieux de Roxane Desjardins se situe quelque part à l’intérieur du triangle formé par ces trois pôles : le collage, un attachement à certains procédés surréalistes (dont le contournement des contraintes logiques), et le cadre intimiste au féminin4. Bien queTrou noir continue de promener ses billes à l’intérieur de ces limites qui ont fait leurs preuves, on perçoit une petite différence sur le plan de l’écriture, qui semble prendre quelque distance par rapport à la longueur des lignes, qui sont un peu plus courtes que dans les livres précédents.

Les phrases du présent recueil ne contiennent souvent que trois ou quatre mots chacune – parfois seulement deux, ou même un seul. Comme si elle avait été volontairement dépouillée de toute surenchère décorative – ciseaux à l’œuvre –, la structure des énoncés est archisimple : sujet, verbe, complément (dans cet ordre), et il n’y a que très peu de variations syntaxiques, pour ne pas dire aucune. Sur le plan graphique, chaque phrase forme un vers – qui maintient la ponctuation d’usage –, et rares sont celles qui dépassent le milieu vertical de la page. Avec des vers aussi courts, la poète opte manifestement pour une esthétique du peu, bien que le livre lui-même fasse près de cent cinquante pages.

Cette façon de faire maigre revisite à sa façon la parataxe – une des figures de style prisées par les surréalistes. Si la parataxe traditionnelle fait sauter les conjonctions entre deux bouts de phrase en sup- primant leurs rapports logiques dans le texte5, Desjardins contracte plutôt les phrases entre elles, en éliminant l’idée qui les relie peut-être dans l’inconscient. Mettre ainsi bout à bout des notes éparses ou des fragments d’un plus grand dessein concourt certainement à faire parler le langage autrement. Il en résulte un effet d’effritement qui se vérifie à petite échelle, c’est-à-dire à l’intérieur des phrases elles-mêmes. Car après avoir enlevé beaucoup de chair au corps du texte, il n’en reste que le squelette, et ses os qui s’entrechoquent.

Les vers de Desjardins donnent l’impression que chaque syllabe est saccadée, scandée sur un rythme percussif, voire martelée, et que la parole se donne comme on cognerait sur des clous. Une indéniable tension est créée entre l’aspect confidentiel du propos et la voix qui parle de manière frontale, presque avec véhémence, comme si elle était lancée à bout portant, « mes poudres militaires », sur une cible proche. Rien de souple ou de coulant, ici. Chaque vers a la densité d’aphorismes juxtaposés, détachables, quasi interchangeables. Des constats souvent foudroyants, riches de tout ce qu’ils sous-en- tendent sans le dire. Un remarquable travail stylistique.

Le premier poème est composé d’une trentaine de vers, dont plus de la moitié commencent par un « Je » ou par un « J’ ».

J’espère être absoute.
Je me fais une place dans le caniveau.
Toutes les images existent.
J’enlève les tailles et les formats.
Je pleure les trous.
J’ai honte de haut.
Mon corps s’agite.
J’ai envié la mort.
Il y a les couleurs pour les mois.
Les mois jaunes me secouent.
La nuit, j’étreins mon nœud.
Je me confesse.
Je n’indique pas l’endroit de mes humiliations.
Il me manque des fruits.
J’ai pris du retard.
Je suis ratée.
J’ai refusé les nuages.
J’ai bu du mauvais côté.
Il est possible que je m’égare.
Il n’y a pas de phrases.
Mes fleurs fanent.
J’inventorie les accessoires.
J’imite un poteau, j’imite un bloc de béton.
J’ai blanchi, gémi et plié.
Je ne comprends pas ce qu’on me veut.
Je tombe de sommeil.
Il suffit de savoir mentir.
Les étoiles se dérobent.

Dans ce poème – dont la fin installe le contexte du trou noir –, chacun des vers s’accroche au précédent par la peau des dents. Ou alors, il s’y rattache, mais en faisant totalement abstraction de ce qui vient d’être dit, comme si chaque nouvelle ligne recommençait le poème, recommençait le livre, recommençait le monde. Le vers est l’occasion d’une nouvelle direction possible, bientôt mise à l’épreuve par le poème, qui décide ensuite de s’en aller voir ailleurs. C’est l’effet collage. En même temps, l’ensemble tient parfaitement bien, par la présence organique d’un « je » qui s’avère central à l’avancée du texte, et par une magie qui résulte de la constance d’une émotion balisée serré – dont l’image est le trou noir. Même si ce poème n’en a pas l’air, plusieurs de ses vers parlent de poésie, d’écriture, de typographie, de mise en page et de bricolage. Ils entrent en évidente résonance avec le travail créatif et éditorial de Desjardins.

La pratique du découpage et du collage – selon laquelle la moindre affirmation amenée par un vers fait que le poème repart à zéro – s’illustre également à un deuxième niveau du texte, puisqu’on la retrouve non seulement dans le saut qui sépare les lignes de chaque poème, mais aussi dans le saut qui sépare les poèmes entre eux. On pourrait penser que le « nous » qui apparaît au deuxième poème est complètement nouveau (sur le plan grammatical) et sans lien avec le premier. Pourtant, le premier se donne comme la conséquence du second, lequel expose les raisons sous-jacentes des émotions dé- crites dans le premier : une histoire d’amour décevante. La poète dit « écri[re] après coup » ; et les verbes conjugués au présent côtoient les imparfaits qui reviennent bientôt au temps présent.

Nous étions masques, miracles,
empêtrées dans l’enthousiasme,
[…]
habitudes qui sonnent faux.
[…]
chaque jour, le soleil fondait
sur la terre (herbe sèche, baisers visqueux prodigués sans joie).
Les soirées ne s’interrompent pas :
les planètes, les lunes, les roches
égarées circulent entre nous,
elles figurent des déesses
creuses et avides,
aux intentions indéchiffrables.
[…]
Pourquoi nous découper ?
Le sens est couché
au pied d’une constellation.

Les histoires de « fils cassés » et d’amour mal tourné sont ici figurées par « le chapelet des amours fuyantes, / vautrées dans la poussière » ou « révolues dans la poussière ». Le désenchantement de la poète devant ses déboires amoureux et leurs « cicatrices sentimentales » est si grand qu’il contamine le décor, et ramasse dans sa dérive le désastre figuré par le sort de l’humanité, emportant avec lui tout ce que l’autrice connaît du monde depuis le début. Elle remonte jusqu’aux premiers babils de l’espèce humaine et son silence. « Il n’y a rien à dire / sur l’humanité. / Les malentendus, / les années-lumière, la brise. / Vous ne trouverez rien à ajouter. / Une petite poussée / pour faire pencher le langage. […] La tête ailleurs : / déjà les ombres / vous auront ramenées à elles. » L’espoir est mince : « à marée basse / le courant s’abîme parmi les pierres, / les bancs de cailloux, / hauts- fonds / où s’échouer. »

Trou noir est donc aussi un recueil sur la préfiguration de sa propre mort – à peine préfigurée d’ailleurs, puisqu’elle se conjugue presque autant au présent qu’au futur. La poète écrit : « Je comprime le temps et je le rentre / dans ma bouche », avec pour conséquence que, dans un seul poème, on rencontre plusieurs variantes et déclinaisons possibles de cette finalité certaine. « Je mourrai dans une pièce fermée » ; « Je mourrai noyée, par accident » ; « Je mourrai étouffée » ; « je mourrai seule » ; « je mourrai sans me risquer » ; « J’éclaterai au sol » ; « Quand je mourrai, il ne restera rien de ce vi- sage » ; « Je meurs lentement » ; « Bientôt, je disparais » ; « J’aime dis- paraître » ; « Je continue de mourir » ; « Je vois ma mort / clairement, comme je vous vois. » Bien qu’omniprésente, cette mort se profile en secret, loin de tout regard extérieur, comme si personne ne pouvait prendre connaissance de l’immense désolation de celle qui écrit : « On présuppose souvent / que je continue à vivre. » Les choses sont vécues discrètement, à l’intérieur de soi, sans autre témoin, jusqu’à ce qu’elles se manifestent dans l’écriture.

On s’enfonce
entre les coussins
maculés de cendre
et d’urgence.
Les planches secouées,
les bardeaux volent,
la branche, un peu
arrachée, pend, menace
de se rompre.
Les coussins arborent
leurs cicatrices sentimentales.
Je retombe,
incongrue, rayon,
l’aiguille vibre,
discrètement, coud mon deuil,
derrière la membrane du soleil.

La poète multiplie les illustrations d’échecs sentimentaux et de la solitude qui en découle, tandis que le vide, la lassitude et les diffi- cultés se conjuguent au futur : « Je regarde mes paumes : / il n’y a rien, / quelques livres, avec / l’ennui ; cet été / on ira / sur l’asphalte cuisant, / sur ma piste de sang sec, on ira / frotter nos problèmes. » L’autrice arrive au constat « que les droites / parallèles le sont / par essence, qu’elles / ne se rejoindront jamais ». C’est la « géométrie / élémentaire » du « bocal [qui] est si étroit. / On y évolue / à peine ». Puis, « [o]n reprend ses outils, / on rattrape sa confiance / éparpillée sous les décombres », et l’espoir se pointe timidement au milieu du corps, avant de retourner se noyer dans sa dérive connue d’avance.

J’ai une nouvelle raison,
je l’enlève pour dormir
le matin je l’enfile, elle
coince aux articulations.
Je parle avec le lourd, le bruit.
Ma raison me lie
mieux que prévu.
Je rôde exprès,
air connu,
déshabille mes chances.
Mercredi : on se rejoint.
Mercredi sera exaltant,
je saborderai
les axes, les mammifères et
la lymphe gauche,
paquebot titanique au milieu
de la longue larme.

La répétition des innombrables déchirures laisse le « je » en miettes, absorbé par les noirceurs d’un océan de déceptions, version liquide du trou noir.
Le travail littéraire de la poète-éditrice surprend à plusieurs égards. On navigue dans les eaux d’une langue éminemment étrange, et l’autrice n’est ni dupe ni aveugle : « Dans la procession / en hommage aux trous noirs, / je suis la seule bègue, / la seule génisse égarée. » Son rapport à la poésie s’établit sur les bases d’une immense liberté, et son instinct d’écrivaine est assez sûr pour qu’elle n’ait pas besoin d’autre dieu. Impossible de ne pas voir la touchante filiation qui lie le travail de la poète à la ligne éditoriale de François Hébert, qui ne jurait lui-même que par cette totale liberté.

Encore plus étonnant que le choix des mots – souvent associés à un contexte inattendu –, leur assemblage contribue au climat inso- lite, inquiétant, voire cauchemardesque du recueil. On est quelque part aux limites du psychédélique, malgré l’aspect fondamentalement terre à terre des poèmes. Le chevillage inattendu des images avec les verbes crée un décrochage mental et une explosion du sens qui peuvent aller jusqu’à faire sauter le capot de la tête. Pourtant, l’émotion sonne juste, et elle ne dévie jamais de sa trajectoire, de sorte qu’on est projeté droit au fond du précipice poétique. Ce que la poète appelle « [s]on / cataclysme contrôlé » est parfaitement efficace en « ses dentelles manœuvrées ». L’écriture contourne toute intentionnalité apparente : « vouloir m’accable. » Les règles n’existent pas, et « nous inventons le code » au fil des mots sur la ligne, selon le prin- cipe du bricolage dont l’idée de déchirure est la pierre d’assise. Tout pour « prolonge[r] l’énigme », tandis qu’une « magie / est passée par ici », laissant « un halo sur le prélart ».

Les poèmes de Trou noir parlent d’amour dégonflé, « enjamb[ent] les cadavres » et règlent leurs comptes avec la colère qui naît dans l’après-coup des ruptures. Oui. Mais ils sont aussi l’expression d’un élan verbal qui prend la forme d’un jeu : « Le langage faisait rire. / Le langage était anodin. » Un jeu au sein duquel l’audace, l’intrigue et la surprise accomplissent un merveilleux travail d’équipe. L’art littéraire de Roxane Desjardins ne s’appuie sur aucun credo poétique ; la totale liberté reçue en héritage par son « éditeur fantôme » l’empêcherait de s’encarcaner dans les contraintes. « Je ne veux pas de vos outils. / J’ai depuis longtemps abandonné / l’espoir d’écrire un poème avec mes mains. » Ce serait difficile de le faire, dans la mesure où la poète compare le « poème glissant » à un « canari » impossible à « attraper […] / avec [l]es mains ».

Aussi bien dire rien.
Ma bouche est faite pour soi.
Le cœur de soi.
Sinon pour rester close,
muette,
et quand je parle
c’est moi,
et quand je pleure, quand
ces lèvres un peu trop mouvantes ou
molles ou fines,
araignées, fugue, soupçon,
quand elles se tordent c’est moi encore.

Même si le travail d’écriture n’a rien d’un procédé répétitif, on peut entrevoir le mystère de l’approche créatrice qui le sous-tend à travers ces quelques mots : « Je bâtis des portes / munies de quatre loquets, je / fusionne les débris. Ma floraison est interne / et admirablement recousue » ; « [je] me réjouis / sous vide. » Celle qui parle est bel et bien en possession de toutes ses forces et moyens, tant elle paraît

déten[ir] la séquence,
les clés et les fossés du poème
qui te donne les larmes aux yeux.
Les taillades, griffures,
charmes, par
accident.

Ce qui arrive supposément « par / accident » n’a cependant rien à voir avec le hasard. Il s’agit plutôt d’une « aiguille [qui] tourne à rebours / dans [s]es projets huilés, inversés, / sur le dos, [et qui] les esquinte en passant », pour aboutir à « la substance / qui est moi ». La « substantifique moelle », selon la célèbre expression de François Rabelais66. Car, en vérité, ces apparences d’accidents sont la résultante de beaucoup de minutie. Quelque chose comme l’essence du travail poétique… avec l’image du canari qui revient : « Mon jaune amoché, / mon poussin crevé » ; « Je clignotais de colère, / poussin au poing. »

C’est avec « [s]on ardeur graveleuse », utilisée pour raccommoder « les incisions, les nœuds, / les fils, et encore les trous » – dont les noirs –, que Roxane Desjardins garde sa ligne de bricoleuse, et réaffirme sa voix poétique. Elle signe un troisième recueil hors du commun, dont la rudesse formelle contraste avec l’intimisme d’une voix qui s’avoue vulnérable sous la colère, empruntant le double langage du cri et du murmure.


  1. Sébastien Dulude, « Le vœu d’une liberté totale : entretien avec François Hébert et Roxane Desjardins », Lettres québécoises, no 174, juin 2019, p. 6-9. En ligne : https:// lettresquebecoises‧qc‧ca/fr/ article-de-la-revue/le-voeu- dune-liberte-totale. ↩︎

  2. Roxane Desjardins a aussi publié quelques zines (entre 2013 et 2015), et un récit (en 2016) : Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse noire, Montréal, Éditions Les Herbes rouges. ↩︎

  3. Roxane Desjardins, Ciseaux, Éditions Les Herbes rouges, 2014, quatrième
    de couverture. ↩︎

  4. Ces trois pôles prennent forme de manière très éloquente sur le plan visuel, dans l’illustration
    de couverture de Trou noir : une œuvre extrêmement colorée (psychédélique soft) de Meredith Smallwood. L’image mystérieuse rappelle à la fois le symbolisme d’Odilon Redon, la grâce tout en courbes de l’Art Nouveau, et la netteté éloquente des illustrations contemporaines de certains livres pour enfants – ou de cartes dejeu de tarot (qui font la renommée de l’artiste, entre autres). On y voit une jeune fille à la peau très blanche, toute nue, assise dans l’herbe verte parmi les fleurs sauvages, avec derrière elle une sombre forêt aux allures de cathédrale néogothique. La fille tient dans ses bras une oie aussi grande et aussi blanche qu’elle, et les deux formes fusionnent en s’étreignant amoureusement, entre ingénuité et ébahissement. ↩︎

  5. Comme par exemple : elle ne mange pas de rognons, ça lui lève le cœur, au lieu de elle ne mange pas de rognons, parce que ça lui lève le cœur. ↩︎

  6. L’expression de François Rabelais « substantifique moelle » vient du prologue à son roman Gargantua (1534), où on pouvait lire (en moyen français) : « C’est pourquoy fault ouvrir le livre : et soigneusement peser ce que y est deduict. […] Puis par curieuse leçon et meditation frequente rompre l’os, et sugcer la substantificque mouelle. » Ce que ce Trou noir nous invite à faire. ↩︎